A 85 ans, vous êtes candidat au Parlement vaudois. Vous voulez mourir sur scène, comme Molière?
C’est une excellente idée! L’un de mes collègues au Conseil national est mort en sortant de séance. Il est tombé sur le trottoir, devant le Palais fédéral. C’est une belle mort. Je trouve qu’il faut travailler aussi longtemps qu’on peut. Contrairement à cette idée répandue aujourd’hui, je ne crois pas que le but de l’existence, c’est la retraite. Si l’on est caissière à la Migros, je conçois que ce ne soit pas passionnant et qu’on apprécie l’oisiveté. Moi, je ne vois pas en quoi j’apprécierais l’oisiveté puisque j’écris, j’écoute de la musique, je regarde des tableaux, je vais au théâtre, je cultive mon jardin…
Vous vous sentez encore jeune?
Je vous répondrai ce que me disaient mon père ou mon grand-père: «C’est curieux, je vieillis, mais je ne le sens pas.» Quand on a vécu beaucoup d’expériences, on finit par éviter les bêtises qu’on fait quand on est jeune. Quand je pense à ma jeunesse, je pense surtout aux bêtises que j’ai faites.
Lesquelles?
Mon premier mariage, par exemple, qui s’est terminé par un divorce, après vingt-deux ans. C’était une grande tristesse. On s’était trompés. C’était en 1955, donc j’avais 24 ans. A cet âge, on n’est pas capable de savoir si on peut s’engager pour toute la vie. On est mû par la passion, bien entendu… J’ai fait une carrière scientifique, je suis devenu ingénieur. C’est extrêmement prenant: matin, midi, soir, à table, vous ne réfléchissez qu’à cela. Je crois qu’un bon savant ne doit pas se marier et qu’il ne doit pas avoir d’enfants.
Vous en avez eu?
Oui, quatre avec ma première femme, Georgette, qui était pharmacienne. Et nous en avons adopté un autre avec ma seconde femme, Marie-Annick, ingénieure en télécommunication, avec qui je suis marié depuis quarante ans.
Vous regrettez de vous être marié?
Je considère que je n’ai pas fait le bonheur de deux épouses successivement. J’ai toujours l’impression, peut-être fausse, que je ne parviens pas à faire tout ce que je devrais faire pour rendre une femme parfaitement heureuse. Je ne la maltraite pas, rassurez-vous, je ne la bats pas, mais je devrais m’en occuper davantage. A table, je suis toujours distrait, je ne réponds pas… Comme scientifique, j’ai appris à être complètement rationnel, mais la vie affective est irrationnelle. Autant j’écris des romans, des pièces de théâtre, des essais, aussi je suis incapable d’écrire trois lignes de poésie.
Vous avez un sens très catholique de la culpabilité.
Le péché, pour moi, c’est de ne pas faire quelque chose que l’on devrait faire. Je ne me dévoue pas, par exemple, pour les immigrés qui se noient en Méditerranée, alors que je devrais le faire. Je n’ai pas accueilli des réfugiés dans ma maison, comme l’a fait le député lausannois Manuel Donzé. Je me dis que j’ai de la place pour loger une famille et que ce serait mon devoir, mais je ne le fais pas. L’idée que la police débarque chez moi, comme elle a débarqué chez Manuel Donzé, c’est quelque chose qui ne me fait pas peur, mais que je ne désire pas imposer à ma femme.
Vous avez d’autres regrets?
Je regrette de n’avoir pas été jusqu’au bout de ma vocation, qui était d’être écrivain. J’ai publié une dizaine de romans, mais j’aurais voulu être Simenon. Je n’ai pas osé me lancer, peut-être parce que j’ai une faiblesse: j’aime le bien-vivre. Le bon vin que je bois, les bons repas que ma femme cuisine admirablement… Je ne désire pas manquer d’argent à la fin du mois. Je suis devenu ingénieur pour gagner ma vie.
Vous êtes riche?
Non, mais je possède ma maison, ce qui est déjà rare dans le canton de Vaud.
Vous aimez la vie, le plaisir?
J’ai horreur de l’austérité! Ce que je ne supporte pas dans le catholicisme, c’est l’obligation de jeûner le mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Moi, pour des raisons de diététique, je ne mange vraiment qu’une fois par jour, à midi, mais je ne me prive jamais. On peut jeûner pour des raisons diététiques, mais jeûner pour faire plaisir à Dieu… Dieu ne s’occupe pas de ce que je mange, ni de ce que je bois, d’ailleurs.
Vous buvez beaucoup?
Trois décis à midi et trois décis le soir. Ce n’est pas beaucoup, je ne suis pas alcoolique, mais j’aime beaucoup le vin. J’ai une bonne cave. Pas des vins très coûteux, je n’achète plus de bordeaux ni de bourgognes, parce que le rapport qualité-prix est faussé. Le gigondas est bien, les vins valaisans aussi. Quand j’étais en Afrique, au Congo, après l’indépendance, en 1960, j’ai passé trois ans sans boire de vin: c’était terrible! Le pays était dans un tel désordre qu’il n’y avait plus d’importation de vin.
En vous réveillant le matin, vous êtes heureux d’être vivant?
Je m’étonne d’abord d’être vivant. Je me dis: «Tiens, je vis encore!» J’ai dépassé de trois ans l’espérance de vie normale. Et puis je traîne au lit pendant trente minutes ou une heure. Se lever, c’est un tas de corvées: il faut se laver, il faut se raser. Je dois aussi faire un peu de gymnastique. Je dois m’arracher à ma paresse, mais ensuite, je travaille toute la journée.
Avec plaisir?
Oui, j’écris pendant trois heures, c’est ce que je préfère. J’arrête à midi, je fais un bon repas, c’est du plaisir aussi. Et puis je fais la sieste, c’est une chose que j’ai apprise en Afrique. Je dors de 2 heures à 4 heures, dans mon fauteuil. Après cela, je me remets à l’ouvrage jusqu’au bulletin d’information de 19 h 30. Et puis le soir, avec ma femme, on regarde un bon film à la télévision ou une série comme Downton Abbey.
Vous faites du sport?
J’ai horreur de l’exercice physique, vraiment horreur! Je vais à la piscine tous les jours, mais c’est par devoir. Je nage 200 mètres, pas plus. A part cela, je ne fais rien. Marcher en montagne, j’en ai horreur. Remonter le Petit-Chêne, à Lausanne, c’est une corvée. Mais j’aime bricoler dans le jardin, donner des coups de sécateur à gauche et à droite, arracher des mauvaises herbes… J’ai un grand verger et un petit potager. La bonne vie, vous savez, c’est la vie des bénédictins. On travaille avec la tête et puis, on va travailler avec les mains, dans les champs.
Avez-vous la nostalgie du passé?
J’ai gardé un bon souvenir de ma jeunesse avant la guerre. La vie était douce à Bruxelles, mes parents avaient un magasin de chocolat, on vivait bien, on avait des relations amicales avec les autres commerçants. Mon père faisait de la musique, j’étais dans un bon collège. Mais même en tant qu’enfant je sentais que ça allait mal tourner. Et ça a mal tourné!
Vous vous rappelez la guerre?
J’avais 8 ans quand la guerre a commencé, j’en garde un souvenir terrible. La Gestapo est venue chercher deux enfants juifs qui étaient cachés dans ma classe. Ça vous fait vomir la société dans laquelle vous êtes. Je ne parle pas des privations, parce qu’elles n’étaient pas dramatiques, mais il n’y avait pas de vacances, pas de cinémas, pas de théâtres. C’était triste. J’ai gardé aussi un mauvais souvenir de mes années d’université, parce que la formation d’ingénieur est très exigeante. Il faut travailler de 8 heures du matin à 7 heures du soir.
Vous étiez déjà sérieux à 20 ans?
Je sais ce qu’est une boîte de nuit pour l’avoir vu au cinéma, mais je n’y suis jamais allé. Je ne supporte pas la musique assourdissante, je n’ai jamais dansé.
Que font vos enfants?
L’aînée, Anne, a épousé un Américain, elle a un doctorat en mathématiques, elle est spécialiste aussi en informatique. Elle s’est dit finalement, à 35 ans, que l’informatique était nuisible au genre humain et qu’elle voulait être utile. Elle est devenue infirmière. Je trouve que c’est admirable, elle a eu un courage que je n’ai pas eu, d’aller jusqu’au bout de sa vocation. Elle vit aux Etats-Unis, elle a 60 ans et vient de prendre sa retraite.
Et les suivants?
La deuxième, Isabelle, est psychologue, elle travaille à l’Université de Louvain dans la guidance d’adolescents difficiles. Elle a 58 ans, mais elle ne compte pas dételer. Le troisième, Stéphane, qui a trois ans de moins, travaille dans les antiquités en Belgique. La quatrième, Cécile, a fait des études de communication.
Vous affichez, dans votre salon, à côté d’une image du Christ, les principes du gastronome Brillat-Savarin.
J’ai été élevé dans une famille qui aimait les bonnes choses. Les grands-parents de mon épouse étaient marchands de vin en Lorraine. Mon père était confiseur. Les gens qui travaillent dans l’alimentation ont l’habitude de bien se nourrir et ils échangent beaucoup de choses entre eux. Certains amenaient le chocolat, d’autres fournissaient les huîtres. J’ai été nourri, comme gamin, à base d’huîtres, de homard, de foie gras.
Ça reste votre cuisine préférée?
Je trouve que la cuisine gastronomique est ennuyeuse. J’aime la cuisine simple et consistante. A Paris, je vais toujours à l’Européen, en face de la gare de Lyon. Je mange des huîtres ou un rognon de veau, ce genre de choses. Je vais aussi souvent au Grand Colbert, derrière le Palais-Royal. Je commence par des harengs à l’huile et je continue par un pot-au-feu. J’adore faire la cuisine. Quand on se réunit en famille, je prépare un couscous gigantesque ou une moussaka colossale… L’amour de la cuisine, c’est une façon d’exprimer l’amour qu’on éprouve pour les gens.
A 85 ans, pensez-vous beaucoup à la mort?
Non. La mort me faisait horreur quand j’avais 20 ans, je ne pouvais pas la regarder en face. Maintenant c’est plus facile. Parce que j’ai bien vécu, j’ai fait des tas de choses… Ce serait indécent que je regrette quelque chose, mais je veux travailler jusqu’au bout. Ramuz a écrit l’une de ses plus belles pages le matin de sa mort. C’est merveilleux!
Vous êtes croyant?
Je suis catholique, je prie matin et soir, je vais à la messe tous les dimanches. Mais je n’y vais pas pour soutirer une survie après ma mort, parce qu’après ma mort le temps s’arrête. Je vais à l’église par respect pour la tradition de nos ancêtres. Ça les a aidés à vivre, beaucoup sont morts pour cela. Je vais à l’église comme je vais au concert, comme je vais chez Gianadda, comme je visite un monument.
Pourquoi aller à l’église si vous ne croyez pas à une survie?
Je ne dis pas que je n’y crois pas. J’aurai peut-être une forme de survie personnelle, mais je n’en sais rien. Personne n’en sait rien, personne n’a jamais apporté une preuve. Ce qui m’embarrasse beaucoup, c’est le concept du temps. Depuis Einstein, on sait que le temps est simplement une dimension de l’univers dans lequel nous vivons. Quand quelqu’un est mort, il n’y a plus d’après pour lui au sens que nous donnons à ce mot. S’il y a une vie éternelle, elle commence aujourd’hui.