Il y a dix ans, vous affichiez l’image du bonheur parfait: un mari, quatre filles. Vous avez divorcé et cette image
a volé en éclats.
Je n’affichais rien, je laissais simplement transparaître mon bien-être. C’était une image simplifiée, liée à mes différentes activités: j’étais médecin, j’étais conseillère nationale, je travaillais dans l’institut de soins de Luigi Polla, Forever Laser, tout cela me passionnait, mais d’autres priorités ont pris le dessus.
Vous appelez votre ex-mari par son nom pour le mettre à distance?
Au contraire, c’est une manière de le considérer dans sa personne et non pas dans une fonction qui n’est plus la sienne, puisqu’il n’est plus mon mari. Donc j’étais effectivement une mère comblée et une épouse heureuse. Les médias s’intéressaient à cette image, plus qu’à moi, Barbara Polla. J’ai évolué en dix ans, mais je n’ai pas implosé. Je suis toujours moi! J’ai 67 ans et je suis riche de tout ce que j’ai vécu.
Pourquoi avez-vous divorcé?
Je voulais me consacrer de plus en plus à l’art et à l’écriture. J’avais besoin de me rapprocher de moi-même et de mes vraies envies, la poésie, la beauté. Je m’étais mariée à 30 ans, après la naissance de ma première fille, alors que j’étais enceinte de la deuxième. Je ne me souviens pas de la date de mon divorce. Ça doit faire cinq ou six ans. Avec Luigi Polla, il y a eu un éloignement progressif.
Vous vous sentiez prise en cage?
Non, pas du tout! (Rire.) Ma vie est une suite de ruptures et de renouveaux. Quand j’ai arrêté la médecine pour faire de la recherche, ce n’est pas parce que je me sentais en cage, mais pour suivre mon désir. Quand j’ai quitté l’institut familial pour approfondir ma passion pour l’art, c’était aussi pour suivre mon désir. Cela a créé de la distance avec Luigi Polla, qui aimait beaucoup quand je m’occupais des filles et qu’on travaillait ensemble à l’institut.
C’était un déchirement?
C’était devenu plutôt une évidence. Quand vous tournez une page, vous ne la déchirez pas. Vous faites un pas pour vivre vos envies, mais vous recevez en retour une énergie beaucoup plus grande. J’aime bien prendre l’exemple du coming out. Vous sortez de la case, vous dites: «Je ne suis pas ceci, je suis cela.» C’est une libération, ça fait du bien! On peut dire bien sûr qu’un divorce, c’est un échec, mais c’est aussi un nouveau départ. Mes filles voient d’ailleurs que je suis bien.
Où vivez-vous?
Entre Genève et Paris, mais ma base reste Genève. J’ai un appartement à Chêne-Bourg. C’est tout petit et très joli.
Vous ne regrettez pas votre somptueux appartement dans la Vieille-Ville?
Non. Je ne suis pas une personne de regret. Ce n’est pas un interdit que je me donne, mais je suis une personne de désir. C’est ma position dans la vie:
je désire ce qui va venir.
Et à Paris?
J’habite dans le Marais, dans un mouchoir de poche. J’ai des activités multiples. En ce moment, je suis commissaire d’exposition pour la Maison européenne de la photographie, l’an dernier la ville de Nanterre m’a demandé de faire une exposition sur «Art et prison». Je voyage beaucoup.
Vous n’avez pas été entravée par des normes traditionnelles?
J’ai toujours refusé les normes. A 20 ans, j’ai quitté la maison familiale, qui était modeste mais belle. Mon père était enseignant, ma mère artiste peintre. J’ai fait mes études de médecine en travaillant pour les payer. Je suis sortie d’un cadre confortable pour faire quelque chose qui était vraiment difficile, mais qui m’a apporté une énergie extraordinaire. Quand j’ai rencontré Luigi, j’avais 24 ans et c’était un coup de foudre. J’étais depuis six ans avec un homme que j’aimais beaucoup. Là aussi, ce fut une rupture pour aller vers Luigi.
Vous n’avez pas été bridée par la maternité?
Non, pas du tout! J’ai adoré le fait d’avoir ces quatre petites filles, c’était génial. Elles m’ont rendu l’existence très drôle, très belle, foisonnante. Elles continuent de le faire, d’ailleurs, car nous avons de très belles relations. C’était mon choix et c’était magnifique.
Dans votre livre, votre fille aînée, Ada, 40 ans, explique qu’elle n’a pas voulu avoir d’enfants. Elle fait ce que vous auriez voulu faire?
Absolument pas, mais je respecte son choix. Ce qui me touche, c’est qu’elle vive pleinement en accord avec elle-même. Elle sort de la norme qui veut que les femmes aient forcément des enfants.
Vous êtes heureuse?
Quand on me pose cette question, je réponds: «Je suis bien.» C’est une question de sémantique mais les mots m’importent beaucoup. Je préfère dire «Je suis bien», parce que le bonheur, c’est quelque chose de très évanescent. Par contre, être bien, c’est le sentiment d’être là où l’on veut être et de faire ce que l’on veut faire.
Comment vos filles ont-elles vécu votre divorce?
Allez leur demander! (Rire.) Moi je dirais que c’était challenging. Je pense que pour tous les enfants, même lorsqu’ils sont adultes, les parents incarnent une fonction. Quand vous divorcez, vous gardez la fonction de père ou de mère, mais vous perdez la fonction de parents. Vous devenez deux individus et c’est un déséquilibre pour les enfants, quel que soit leur âge.
Vous travaillez encore avec elles pour l’institut familial?
Non, mais nous sommes toujours très proches. J’ai organisé un premier événement culturel avec ma plus jeune fille, Roxane, qui a 27 ans et est étudiante en médecine. Nous avons organisé une lecture poétique à Lausanne sur le thème «Ma chair médecine».
Que font les autres?
Ada vit aux Etats-Unis, entre Washington et La Nouvelle-Orléans, où elle développe la gamme de produits que nous avons créée. Elle est mariée, c’est son deuxième mari. Il est Américain comme le premier. La deuxième, Cyrille, a 36 ans, elle s’occupe de la communication à l’institut. La troisième, Rachel, qui a deux ans de moins, dirige l’institut.
Vos livres parlent de sexualité et de liberté. Vous n’avez pas vécu le mariage comme un enfermement?
J’ai été fidèle pendant mon mariage parce que cela me convenait, pas parce que je pensais que c’était moral. Aujourd’hui, je vis seule, mais j’ai une vie riche, et chaque relation est une découverte. J’ai des amants, mais je ne vous en dirai pas davantage. (Rire.)
Vous êtes pour la fidélité?
Je suis une personne fidèle, mais ça n’a rien à voir avec le mariage. Je suis contre la notion de tromper. Avoir une aventure, ce n’est pas tromper. C’est autre chose. Cette notion de fidélité et son corollaire, tromper, c’est ce qui ne va pas dans le mariage. Quand on se marie, on se jure fidélité, mais c’est absurde. Comment imaginer qu’un homme ne désire que moi pendant toute sa vie? Cela n’a aucun sens! Je ne le voudrais pas, d’ailleurs. Ou bien on désire en général, ou bien on ne désire pas. J’ai écrit un livre, Eloge de l’érection. Par «érection», j’entends le désir, le fait d’être dans le désir.
Ce sont surtout des désirs intellectuels?
Intellectuels, artistiques, culturels… Des désirs relationnels, aussi. J’explore le potentiel de transformation de mon esprit et de ma vie. Mon prochain livre portera sur la décapitation, la torture et l’amour. J’essaie de parler d’amour, j’aimerais faire ressentir tout l’amour du monde.
Le Blick avait une rubrique «Qu’est-ce qui est meilleur que le sexe?». Pour vous, ce serait quoi?
La poésie! Elle est très importante dans ma vie. Elle a été longtemps une manière de vivre ma vie avec mes enfants et avec mon mari: je voulais que tout soit beau. J’écris aussi des poèmes. Le premier, je l’ai écrit à 7 ans. Je vais publier cet automne un recueil de mes poèmes de 2009 jusqu’à 2017. J’écris en anglais, à cause du rythme de la langue. Tenez, je vais vous faire lire ce poème érotique! J’ai déjà décidé que sur ma tombe, ce sera juste écrit: «Barbara Susanna Imhoof, poète.»
Vous faites des soins pour rester jeune et belle?
Mon credo, c’est «Vieille et jolie»! (Rire.) Je vais écrire un livre sur le vieillissement. Pour la plupart des gens, l’existence est une sorte de courbe en cloche: on est enfant, adolescent, jeune, adulte… Et puis on décline. La vieillesse, c’est alors l’histoire de la perte, de la démence. Mais moi, je ne vois pas les choses ainsi. Je pense à ma mère, décédée il y a deux ans et demi. Elle m’a appelée un jour en me disant qu’elle ne savait plus où elle en était. Elle m’a dit: «Tu sais, je suis une exploratrice.» Elle a réussi à exprimer exactement ce qu’elle ressentait: elle explorait des territoires que nous ne connaissons pas. Il y a des choses que je peux faire aujourd’hui, que je peux penser, alors que je ne pouvais pas le faire à 30 ou 40 ans.
Vous faites des soins au laser?
Oui, bien sûr, si j’ai une tache sur le bout du nez, je la fais enlever, oui! (Rire.) Mais je n’ai pas fait de chirurgie. Je prends soin de moi, ça se voit, non? (Rire.) Je fais attention à la nourriture, je suis active, je fais de l’exercice… Mais j’ai eu un accident très grave, en 2009, et j’ai quand même toute ma jambe droite en métal.
C’était quoi, cet accident?
J’ai été renversée par une voiture rouge à Paris, sur la place de la Concorde, j’ai vu la mort arriver en voiture rouge. C’était très beau, d’ailleurs, c’est devenu le titre d’un chapitre d’un de mes livres. La voiture m’a percutée mais je ne suis pas morte parce que, comme je suis légère, au lieu de tomber sous la voiture, j’ai giclé et je suis retombée très loin sur la nuque. Pendant tout le temps du vol plané, avant de perdre connaissance, je me suis dit: «Voilà, j’ai fait ce que j’ai fait; ce que je n’ai pas fait, je ne l’ai pas fait.» Sereine. Et quand je me suis réveillée, je me suis dit: «Cool, je vais pouvoir faire encore plein de choses!»
En général, l’envie s’affaiblit avec le temps.
Pour moi, elle augmente. J’ai carrément envie de changer le monde avec mes livres! Je ne suis pas Shakespeare, je ne suis pas Barack Obama, mais je crois que quand on fait quelque chose de bien, cela influence le cours du monde. Je n’ai pas de croyance religieuse, mais je crois à la conscience humaine et à la possibilité du bien.