Pendant trois heures et demie, Timea Bacsinszky s’est prêtée aux exigences du photographe. Elle s’assied à une table pour cette interview, avec un sourire. En douze mois, l’espoir 2015 du tennis féminin a passé de la 48eà la 10e place du classement mondial et elle s’est hissée en demi-finale à Roland-Garros. Un an plus tôt, elle occupait encore la 258e place et avait presque renoncé au tennis. Elle travaillait dans un hôtel, faisait les lits, servait des cafés et lavait les assiettes. Après une blessure au pied et trois opérations, le chapitre tennis semblait s’être refermé à tout jamais, jusqu’au jour où elle s’est qualifiée pour l’Open de Paris, en 2013. Elle a financé son voyage avec les dernières économies de sa mère, est parvenue en demi-finale et a découvert un nouveau plaisir à jouer au tennis. 2015 n’a pas été uniquement pour elle l’année de son grand come-back, mais aussi celle où elle s’est penchée sur son histoire difficile et a raconté publiquement le chemin qui l’a conduite à se séparer d’un père despotique, pour conquérir son indépendance.
Autrefois, j‘avais un regard sombre, presque noir. On pouvait y lire de la haine.
Timea Bacsinszky, votre histoire fait-elle de vous un exemple pour les jeunes sportifs qui cherchent leur voie?
Je n’en sais rien, je ne désire pas devenir un modèle. Je ne vis pas en sorte que le monde entier pense: «Quel bel exemple elle nous donne!» J’ai conscience de n’avoir qu’une vie, j’ai donc envie de mener l’existence qui me convient et répond à mes attentes. Si je peux influencer d’autres personnes par cette attitude, si mon histoire leur est utile et les
motive, je n’en suis que plus heureuse.
Dans quelle mesure était-il important de parler de votre adolescence difficile dans vos interviews? Cette prise de parole avait-elle une portée thérapeutique?
Il était nécessaire que je m’explique, car de nombreuses personnes ne comprenaient pas comment je suis réapparue sur le devant de la scène. Je ne figurais plus dans le classement des 250 meilleures joueuses mondiales et je ne pouvais participer à aucun tournoi d’importance. J’ai suivi un long chemin avant de revenir dans le top 10 et de jouer de nouveau dans les Masters. Cette progression a fait surgir des questions et j’avais besoin de m’expliquer. Quand une joueuse se trouve au 48e ou au 50e rang, les médias ne s’intéressent guère à sa carrière. Quand j’ai recommencé à remporter des tournois et que je me suis retrouvée en demi-finale à Paris, il m’a fallu éclairer mon parcours, rappeler que j’avais 26 ans et que j’avais arrêté le tennis à 24 pour le reprendre huit mois plus tard. On s’interrogeait sur ma trajectoire, on se demandait si j’avais subi des blessures. Je ne me suis pas sentie contrainte de tout révéler, mais j’ai considéré qu’il était temps de raconter mon histoire.
Vous réalisez une percée tardive.
J’ai accompli de grands progrès à 24, 25 et 26 ans. Chacun possède un rythme qui lui est propre. Il est souvent déterminé par des événements survenus pendant l’enfance ou l’adolescence. Chez moi, il est directement lié à mon métier. Voilà pourquoi j’en parle. La personne qui m’a apporté un appui psychologique ne m’a pas conseillé de parler. Elle m’a simplement recommandé de faire ce qui me paraissait juste. J’ai donc dit ce que j’avais à dire. J’ai raconté mon histoire à plusieurs reprises et j’en suis contente. Cependant, je ne veux pas être cataloguée en fonction de mon passé. Après l’US Open, je ne désirais plus revenir sur le sujet. J’avais le sentiment d’avoir suffisamment évoqué cet épisode. Point final. Aujourd’hui, je m’exprimerai volontiers sur d’autres thèmes, même si je parle déjà depuis plusieurs minutes de cette période de ma vie. En fait, je suis pétrie de contradictions (elle rit).
Etes-vous désormais parvenue au niveau que vous souhaitiez atteindre depuis toujours? Votre bonheur est-il complet?
Rien n’est jamais parfait. Cependant, il faut apprécier les périodes positives, car on ne sait jamais ce que le lendemain nous réserve. Je pense par exemple aux attentats qui ont frappé Paris. Des personnes se rencontrent pour dîner dans un restaurant, elles passent une merveilleuse soirée et leur existence s’interrompt brutalement. Je ne sais pas quand et comment ma vie prendra fin. Je touche du bois pour mon avenir et celui de mes proches. J’espère vivre aussi longtemps que possible, mais rien n’est jamais sûr, je peux tomber malade ou connaître un autre malheur. J’ai envie de profiter de la vie, du mieux que je peux. Bien sûr, je n’ai aucune intention de mener une existence débridée, parce que je souhaite accomplir mon métier au maximum de mes capacités. Je parle de métier parce que le tennis reste un métier, même s’il attire l’attention des médias. Nous transmettons des émotions aux gens. Ils s’irritent ou s’envolent avec nous. Le sport enrichit notre vie. S’il n’existait pas, nous aurions moins d’occasions de nous réjouir. L’existence serait plus tranquille et, assurément, un peu plus ennuyeuse.
Votre abord direct est très bien accueilli.
J’ai envie de montrer aux gens la véritable Timea. Vous pouvez donc écrire que je bois une bière, car je sais que je serai de nouveau extrêmement professionnelle demain. Je suis une ligne de conduite et je souhaite apparaître sous un jour agréable. Il ne sert à rien d’entrer constamment en conflit. Je n’aime pas les querelles. La personne qui cherchait systématiquement à en découdre avec moi est sortie de ma vie. Je suis consciente que l’existence ne s’écoule pas toujours de manière parfaitement paisible, mais je veux en retenir les aspects positifs.
Vous parlez avec une grande maturité pour votre âge.
C’est probablement grâce au travail que j’ai réalisé sur moi-même. J’ai recherché les mots propres à exprimer ce qui me tient à cœur. Tout n’a pas toujours été facile. Quand je regarde des photos de moi enfant, je suis surprise par ce regard sombre, presque noir. On peut y lire de la haine. Pourtant, la haine ne sert à rien dans ce métier. Le tennis demeure un jeu. Je sais que c’est mon métier et qu’il me permet de gagner de l’argent parce que je remporte souvent la victoire. Cependant, cette tension, cette haine ont disparu. Nous ne sommes pas en guerre. J’ai compris que le court était un lieu de conflit dans mon enfance et j’en ai tiré de grands enseignements. Je peux désormais dire tout ce que je ne parvenais pas à formuler alors que j’étais enfant.
Et vous jouez malgré tout au tennis.
L’essentiel tient dans la manière de le faire. Je ne veux pas être comme mes parents souhaitaient que je sois. Ils appartiennent au passé et, un jour, ils ne seront plus là. Ils avaient une idée, mais cette conception a 40 ans. J’ai lu une fois un livre à ma sœur. Je ne me souviens plus de son titre, mais il était question des enseignements d’un prophète. Il s’adressait aux parents et leur disait: laissez à vos enfants l’espace pour qu’ils puissent s’épanouir librement, car vous êtes le passé. Ne leur enjoignez pas de réaliser ce que vous regrettez de n’avoir pas accompli. Acceptez qu’il est trop tard.
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Timea Bacsinszky à l'Australia Open.
Quelle impression ressentez-vous à mener désormais votre vie à votre guise?
Je sais que j’ai ma propre vie. Je n’ai pas choisi de venir au monde, mes parents l’ont décidé. Mais à partir du moment où je suis capable de discernement, il m’appartient de choisir ce que je veux faire. A moi et à personne d’autre. Dans le cas contraire, on finit toujours par le regretter. J’ai réalisé des projets et tourné le dos à d’autres. Aujourd’hui, il est trop tard. Il se peut que je sois un jour une mère catastrophique parce que j’accorderai une liberté excessive à mes enfants, que je les autoriserai à boire de la bière et à fumer des cigarettes quand ils seront ados en leur disant: vas-y, sers-toi (elle rit). Non, c’est une blague. J’espère bien sûr que ce ne sera pas le cas!
Vous semble-t-il que les jeunes talents bénéficient aujourd’hui d’une meilleure ini-tiation au tennis d’élite ou les parents commettent-ils les mêmes erreurs?
(Elle roule les yeux.) Si vous avez 50 ans et que votre fille a 18 ans, il est nécessaire de prendre divers éléments en considération. Sur un court de tennis, un accord est peut-être possible. Cependant, un ado rencontre de nombreux problèmes. Le tennis est sans doute une école de vie, mais uniquement dans certains domaines. Tu as un premier petit ami à 15 ans et voilà qu’il te quitte pour sortir avec une autre. Un tel événement te déboussole. Si tu es alors seulement autorisée à te concentrer sur le tennis, que tu ne peux exprimer ni tristesse ni colère et que tu n’as pas les bonnes personnes à tes côtés, c’est un moment très difficile à vivre.
Jusqu’où doit-on pousser un enfant?
J’ai de la peine quand je vois des vidéos d’enfants de 3 ans qui s’agitent comme des fous sur un terrain de basket et connaissent toutes les ficelles du jeu. Je me demande le temps que ces enfants ont passé à apprendre ces astuces, seuls sur le terrain.
Et s’ils aiment jouer au basket?
Ah, s’ils aiment jouer au basket! Dans la plupart des cas, c’est une explication que je n’admets pas. De telles connaissances leur ont nécessairement été transmises par un adulte. Un enfant de 3 ou 4 ans ne peut atteindre cette dextérité tout seul. Il le fait pour plaire à ses parents. Il accepte tout ce que son père ou un entraîneur lui proposent. A 3 ans, un enfant n’est pas en mesure de décider par lui-même.
Avez-vous déjà donné des conseils de vie à de jeunes joueuses?
C’est délicat et difficile. Il existe des amitiés sur le Tour mais, en fin de compte, chaque joueuse a ses propres objectifs. Dans une finale de Grand Chelem, il peut nous arriver de disputer un match l’une contre l’autre et l’enjeu est si important qu’il est presque impossible de conserver une amitié. J’avais une ou deux bonnes amies sur le circuit. Cependant, dès que nous nous sommes affrontées et que j’ai remporté les matchs, la relation s’est transformée. Aussi est-il vraiment complexe d’entretenir des liens d’amitié avec d’autres joueuses. Il n’en va pas différemment pour les conseils. J’en ai donné quelques-uns à Jil Teichmann qui s’est entraînée avec moi à plusieurs reprises. Mais que pourrais-je lui dire sur la vie? Elle a sa propre existence. C’est un autre être humain et les solutions qui me conviennent ne sont pas nécessairement adaptées à une autre.
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Si les gens peuvent retirer des aspects positifs de mon histoire, j'en suis d'autant plus heureuse.
Les coachs prétendent généralement qu’un entraînement intense, la discipline et l’acquisition d’automatismes sont le sésame qui conduit un adolescent vers le succès. Les compromis ne permettraient pas d’intégrer l’élite mondiale.
Je ne suis absolument pas d’accord avec cette affirmation. Tant de chemins mènent au succès, même dans le tennis. Si je suis enfermée dans un étroit corset et que tout m’est interdit, je ne remporte aucune victoire. Dans certaines situations, j’ai tendance à me dérober. Regardez donc Roger, Stan, Martina, Marc Rosset, Belinda, Myriam Casanova et moi: autant d’histoires différentes et de voies diverses vers la réussite. Bien sûr, certains entraîneurs prétendent qu’il faut frapper un million de balles pour devenir un champion. Il existe assurément des gens qui sont persuadés que tout est planifiable. Ils sont dans l’erreur.
On dit souvent de vous, comme de Belinda Bencic, que vous êtes «la nouvelle Martina Hingis». Est-ce simplement une formule appréciée des médias?
Tous les athlètes ne restent pas indifférents quand on leur colle une telle étiquette. Personnellement, j’en ai été très affectée. A ce propos, les personnes qui nous entourent jouent un rôle clé, il leur appartient de nous protéger et de contrôler leurs propres réactions face à des comparaisons excessives. Je me sentais obligée de faire aussi bien que Martina Hingis, voire d’être encore meilleure. Mais il est difficile de s’approcher du niveau de Martina Hingis, sans parler de le dépasser. Avec les règles en vigueur de nos jours, qui permettent aux jeunes joueurs de ne prendre part qu’à un nombre limité de tournois, ils ne peuvent pas reproduire ses exploits. Cependant, il y a quelques années, il m’aurait fallu réussir l’impossible. Martina Hingis est une sportive exceptionnelle, elle est dotée de la capacité d’absorber la tension. Ce n’est pas mon cas, je suis différente. Chacun possède son propre parcours.
La part de renoncement est-elle importante pour parvenir au succès? Je pense aux soirées et aux amitiés.
J’ai trouvé le moyen d’avoir un ami, mais je fais partie des personnes créatives. Naturellement, certaines concessions sont indispensables et il en coûte davantage de se priver quand on est jeune. C’est une question d’équilibre. Je ne pense pas qu’il soit bon pour un ado de faire systématiquement l’impasse sur ses envies et ses désirs. Après, on regrette d’avoir renoncé à tant d’activités.
Votre partenaire vous accompagne au titre de «tour manager». Cette confusion des genres est-elle un problème?
En 2014, Andreas a travaillé pour Swiss Tennis à la préparation de la Coupe Davis. Même si nous nous voyions très peu, nous entretenions une bonne relation. J’ai souhaité trouver une solution pour qu’Andreas m’accompagne et que nous puissions nous voir plus souvent. Il a donc repris toute l’organisation. Il planifie les voyages, s’occupe des billets, des réservations d’hôtel, du salaire de mon coach et règle les factures. Il coordonne tout. Je suis libérée de ces préoccupations afin que je ne pense pas tout à coup sur le court: mince, j’ai oublié de payer telle ou telle facture. Dans la mesure où je peux me le permettre, je préfère pour l’heure qu’une personne se charge de cela. C’est agréable d’un côté que ce soit l’homme que j’aime, car je sais que je peux compter sur lui. De l’autre, la situation n’est pas toujours simple. Il est nécessaire d’apprendre à communiquer, chacun doit disposer de son espace.
De nombreux athlètes n’ont pas cette chance.
C’est vrai. Nous avons réfléchi à la manière de créer le meilleur environnement possible afin de me permettre de remporter des victoires ou, plus modestement, de progresser. L’ensemble fonctionne aujourd’hui à satisfaction, mais une phase d’adaptation s’est révélée utile. Ainsi, avant de disputer un match, je peux uniquement parler avec mon coach Dimitri. Ce n’est pas toujours facile de l’accepter. Je peux aussi me montrer agressive, sans que la responsabilité en incombe à Andreas. Quand je perds une rencontre, il n’en parle pas immédiatement, il a appris qu’il est préférable d’attendre un jour ou deux. C’est parfois terriblement dur, mais nous avons désormais trouvé notre équilibre. Nous savons comment aborder l’autre.
Vous découvrez les beaux côtés du sport. A quel point appréciez-vous cette vie, également sous l’angle financier?
L’argent n’est pas très important à mes yeux. Pour la première fois depuis longtemps, je me suis offert une paire de chaussures chères. Je n’y attache pas une grande signification. C’est vrai, je voyage, je découvre le monde, mais le bonheur ne s’achète pas. Je me sens heureuse quand je dispose de temps pour ma famille, pour les gens que j’aime. Si je le pouvais, je m’achèterais des journées de liberté. Ce serait un luxe.
L’argent n’est pas un moteur?
Il n’est pas essentiel. Hier, des enfants qui fréquentent l’école où j’allais petite sont venus vers moi pour me vendre les gâteaux qu’ils avaient confectionnés pour financer leur voyage scolaire. Je n’avais qu’un billet de 20 francs et la part de gâteau en coûtait 3. Ils ne pouvaient pas me rendre la monnaie et je leur en ai fait cadeau. J’ai trouvé leur initiative fantastique. Ensuite, nous avons parlé de leurs enseignants et je me souvenais de certains pour avoir été leur élève. C’était très amusant. De telles rencontres sont bien plus importantes à mes yeux que tout ce que l’argent peut acquérir.
Pendant la période où vous aviez arrêté le tennis, vous avez travaillé dans un hôtel comme employée de service. Quels souvenirs cette époque vous a-t-elle laissés?
J’ai appris la valeur de certaines choses. Sur le WTA Tour, nous sommes sous les feux des projecteurs et nous sommes dorlotées. C’est un sentiment agréable. Je l’apprécie d’autant plus que je me rappelle ma mauvaise passe, alors que je ne figurais plus dans le top 100. Pendant cette période, aucun chauffeur ne venait me chercher à l’hôtel, je devais me charger moi-même de trouver une voiture. Quand je sors avec mon ami, nous pouvons nous permettre de dîner dans un bon restaurant. Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit d’acheter du champagne à un prix exorbitant pour organiser une fête à la maison. Je refuse de céder à de telles impulsions, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. A mes yeux, un achat d’un montant important n’entre en ligne de compte que pour un objet auquel je tiendrai, que je conserverai longtemps. Je n’ai aucun besoin d’une voiture luxueuse. Un véhicule doit servir à me transporter d’une manière fiable d’un point A à un point B. Cela me suffit, je n’ai rien à démontrer à personne. Si je possédais une auto puissante, je ne pourrais pas l’utiliser car, avant d’arriver sur une autoroute étrangère, je passerais au moins deux heures dans un bouchon. Très peu pour moi! (Elle rit.)
Où se situent vos attaches sportives?
Je suis une citoyenne du monde et une très bonne sportive! Plaisanterie mise à part, je n’ai pas de réponse à cette question. Au cours de la dernière saison, j’ai véritablement apprécié les deux ou trois matchs sur les 60 que j’ai disputés pendant lesquels j’ai joué selon mon envie. Le reste du temps, je pensais: comment peux-tu figurer dans le top 20 et jouer aussi mal, c’est à désespérer. Il m’est difficile de dire quelle devrait être ma place dans le classement. Pour certaines personnes, cette hiérarchie est très importante, mais elle m’est complètement indifférente. Je souhaite m’amuser et m’améliorer. Je sais que je continuerai à commettre des fautes. Et même si je progresse, au point de devenir peut-être la meilleure joueuse du monde, que se passera-t-il ensuite? Je ne pourrai pas conquérir une autre planète… Non, cette obsession de la hiérarchie, cette préoccupation constante de savoir qui est premier ou deuxième ne m’intéressent absolument pas. Roger, Stan, qui est célébré à tel endroit ou reçoit tel ou tel prix, je ne m’en soucie pas.
Vous n’avez plus besoin de distinctions pour assurer votre paix intérieure?
L’important à mes yeux est d’être un jour en paix avec moi-même, consciente d’avoir donné le maximum. Les critiques auront de toute manière disparu quand j’aurai posé ma raquette et que j’élèverai, mettons, deux enfants. Comme les personnes que je croise dans la rue, qui ont souvent une opinion tranchée à mon sujet et me disent que j’ai manqué une occasion ou une autre. Il faudrait aussi leur demander: quel est ton métier? A quel point es-tu bon? Appartiens-tu également aux 20 meilleurs du monde? Je joue pour moi et l’opinion des autres m’est indifférente. Il y aura toujours quelqu’un pour trouver que je ne suis pas à la hauteur. Que je sois aujourd’hui la douzième ou la treizième, la sixième ou la neuvième, quelle importance? Un jour ou l’autre, je mourrai et toutes ces questions paraîtront vaines.
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Il y a des gens pour qui la hiérarchie est importante. Ce n'est pas mon cas. Il ne m'intéresse pas de savoir qui est premier, deuxième ou troisième.
Stan a déclaré il y a deux ans: «Je ne pense pas que je gagnerai un jour un Grand Chelem.» Depuis, il en a remporté deux. Cela pourrait-il vous arriver?
Je n’en sais rien, peut-être. Quand on se retrouve en quart de finale, puis en demi-finale d’un tournoi de Grand Chelem, beaucoup d’événements peuvent se produire. Bien sûr, j’essaierais d’arracher la victoire, mais de nombreux facteurs sont en jeu et ils doivent tous concorder. Toutefois, je n’ai pas de limites. L’être humain ne connaît pas de limites. Il n’existe qu’un principe: ne dis jamais «jamais»!
Pat Cash m’a déclaré un jour, lors d’une interview, qu’il ne voyait plus l’intérêt – je cite – «d’envoyer une fichue balle au-dessus d’un fichu filet». Pensez-vous que vous vous désintéresserez aussi du tennis?
Aujourd’hui, je suis heureuse de jouer au tennis. Il est possible d’en dire autant de tout métier et, si nous souhaitons rester dans la même ligne de réflexion, quel sens y a-t-il à apporter un café à des personnes assises à une table, qui ne sourient même pas? Vous pouvez aussi penser comme journaliste: pourquoi suis-je donc ici avec une joueuse de tennis qui parle depuis des heures, en français de surcroît? Vous ne serez pas de retour à Zurich avant 11 heures ce soir. J’aime encore le tennis. Au cours du jeu, il faut constamment trouver des solutions. Quelle attitude adopter face à une joueuse qui maîtrise parfaitement tel ou tel coup? Quelle tactique privilégier? C’est un métier dans lequel, à chaque instant, à chaque minute, il faut trouver des réponses.
D’un point de vue financier, vous pourriez vous livrer à une autre activité. Etes-vous attirée par les arts, la peinture?
Non, sérieusement, j’ai adoré servir des cafés. Je l’ai fait avec plaisir. Aujourd’hui, je n’ai pas envie de me consacrer à une autre activité que le tennis. Plus tard, peut-être. Et, naturellement, je souhaite exercer un jour ou l’autre le plus beau métier du monde: devenir mère, si la vie me donne la chance de
réaliser ce rêve. Cependant, c’est une décision qui se prend à deux et elle n’est pas d’actualité. Je ne pourrais pas, comme Roger Federer, avoir des jumeaux et encore des jumeaux tout en continuant à jouer.
Vous avez encore quelques bonnes années devant vous.
Je poursuivrai peut-être ma carrière jusqu’à 33 ou 34 ans. Encore quelques années. Ensuite, j’aimerais avoir des enfants, même si je suis convaincue qu’ils me feraient sortir de mes gonds de temps à autre et que je ferais brutalement irruption dans leur chambre pour leur passer un savon. Comme mère non plus, je ne serais pas parfaite.