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Absinthe du rififi au pays de la fée verte

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Julie de Tribolet
Unis autour de la mythique Fontaine à Louis, à l’entrée des gorges de la Pouetta-Raisse, les membres de l’Association des artisans-distillateurs d’absinthe du Val-de-Travers s’opposant à l’introduction d’une IGP.
Enquête

Entre partisans de la tradition, chère aux distillateurs clandestins du temps de la prohibition, et producteurs de l’interprofession, le torchon brûle plus que jamais. Objet du conflit, une indication géographique protégée (IGP) qui, selon les premiers, mettrait en péril le mythique spiritueux du Vallon.

«L’absinthe rend fou.» C’est en martelant cette contre-vérité que les ligues antialcooliques et les bien-pensants ont réussi à faire interdire ce noble breuvage en Suisse et ailleurs, entre 1910 et 2005. Depuis, le spiritueux inventé en 1798 par Henri-Louis Pernod, un habitant de Couvet, a été réhabilité et a retrouvé sa place dans tous les bons bars du pays. Mais, si selon René Wanner, producteur neuchâtelo-genevois, il est désormais avéré médicalement qu’il faudrait en boire 4,2 litres par jour pour en pâtir psychiquement, il n’en reste pas moins que l’absinthe continue d’agiter les esprits. La preuve, cela fait maintenant plus de trois ans que les 29 concessionnaires du Val-de-Travers, produisant 160 000 litres de nectar par année, s’entre-déchirent sur l’identité à donner à leur produit. On rembobine. Dans l’euphorie de la légalisation, tout le monde semblait décidé à tirer à la même corde pour pérenniser cet alcool qui a fait la réputation du Vallon à travers le monde. «On ne voulait pas revivre la mésaventure des vignerons du canton à ce point contents d’avoir inventé l’œil-de-perdrix qu’ils en oublièrent de protéger l’appellation et se la sont fait piquer par les Valaisans», ironise Yann Klauser, directeur de la très coquette Maison de l’absinthe, à Môtiers. Impossible d’envisager une AOC cependant (appellation d’origine contrôlée), trop de plantes, parmi la quinzaine utilisées pour la recette, toutes même parfois, ne provenant pas de la région.

Le feu aux poudres
Dès lors, les Vallonniers, regroupés au sein de l’interprofession, se sont rabattus sur une IGP, en exigeant d’avoir l’exclusivité des noms «absinthe», «bleue» et «fée verte». Une revendication qui suscita de nombreuses oppositions, notamment d’un grand distillateur valaisan, auquel le Tribunal administratif fédéral donna raison en août 2014. Pas question d’abandonner toutefois. Encore unis, les producteurs demandèrent alors une IGP «light», pour ne protéger que l’appellation «absinthe du Val-de-Travers». Une sollicitation assortie d’un nouveau cahier des charges. C’est le contenu de ce cahier, un point en particulier, déposé à l’Office fédéral de l’agriculture (l’OFAG), qui a mis le feu aux poudres. Ce point, c’est l’obligation d’utiliser la grande absinthe cultivée dans le Val-de-Travers. L’exigence de trop pour Christophe Racine, René Wanner et une quinzaine de leurs collègues, qui firent aussitôt sécession et fondèrent une cellule dissidente: l’Association des artisans-distillateurs d’absinthe du Val-de-Travers. La raison: pour eux, la plante cultivée dans la région, trop doucereuse, ne possède pas les vertus qui apportent cette touche d’amertume finale en bouche, ce petit plus qui a fait le succès et la notoriété du produit. «De plus, il n’y en a pas assez pour tout le monde et cette situation fait surtout le jeu des grands producteurs», estiment les deux meneurs de la fronde, qui craignent également une uniformisation du goût. Conséquence, leur association a fait opposition à la demande d’IGP et prévient qu’elle s’arc-boutera à ses arguments jusqu’au Tribunal fédéral administratif s’il le faut.

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Christophe Racine, l’un des meneurs de la fronde, a cassé sa tirelire pour s’offrir un alambic de dernière génération et distiller sa «Fine du clandestin». Photo: Julie de Tribolet

«Qu’on nous foute la paix!»
Ces résistants légitiment leur action en s’appuyant sur un savoir-faire et un passé historiques. Pour eux, c’est l’absinthe distillée au temps de la clandestinité qui a forgé sa réputation. Point barre! «Or, à cette époque, aucune plante ne provenait de la région. Tout le monde se fournissait auprès de pharmacies et de drogueries», explique Christophe Racine, pour qui l’utilisation de la grande absinthe du Vallon mettrait à coup sûr en péril la recette d’antan. «Nous avons fait suffisamment de concessions. La loi sur l’IGP dit qu’une seule plante de la région doit figurer dans la composition de la recette. Or, nous avons accepté d’utiliser la menthe, la mélisse, l’hysope et la petite absinthe du Val-de-Travers. Nous n’irons pas plus loin.»

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Destruction, dans une carrière de Môtiers, de toute l’absinthe clandestine séquestrée lors des grandes rafles de 1960. Photo: Daniel Schelling/Musée régional du Val-de-Travers

Une inflexibilité qui a parfois mis l’ancien président de l’interprofession Laurent Favre, aujourd’hui président du Conseil d’Etat, hors de lui et qui fait bondir Frédéric Rothen, son successeur. «Quand un produit s’appelle «absinthe du Val-de-Travers», la moindre des choses est qu’il contienne au moins sa plante de base. Comme, dans l’absolu, la grande absinthe est la seule plante dont la recette ne peut pas se passer, l’imposer nous paraît simplement cohérent», s’indigne celui qui a passé trente-cinq ans à l’OFAG avant de prendre sa retraite. Et d’interroger: «L’appellation «Val-de-Travers» est-elle crédible et soutenable si elle ne concerne que la distillation?» «Qu’on nous foute la paix et qu’on nous laisse faire l’absinthe comme on l’a toujours faite, qui truste les médailles d’or dans tous les concours nationaux et internationaux», rétorque René Wanner, ancien policier à la retraite qui, comme tous les opposants, verrait sa production privée de l’appellation «Val-de-Travers» avec l’IGP. «Tous les noms commerciaux issus de la clandestinité, les photos du village de Môtiers et autres allusions à la région seraient bannis de nos étiquettes et de nos contre-étiquettes. Nous aurions juste droit à l’appellation «absinthe». Et ça, nous ne l’acceptons pas», clament en chœur les dissidents.

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Ajoutées à de l’alcool à 95° et à de l’eau, dix à vingt plantes, selon les recettes, entrent dans la fabrication de l’absinthe, aussi appelée fée verte ou la bleue. Photo: Julie de Tribolet

«Une querelle de clocher»
Pour Yann Klauser, cet affrontement relève de la querelle de clocher et jette le discrédit sur la région et son produit phare. «Il faut savoir tourner la page de la prohibition et passer à autre chose avant qu’il ne soit trop tard», lance-t-il, agacé. Alors que le dossier se trouve sur le bureau de l’OFAG – qui attribue les labels – depuis mars, ce dernier tarde à se déterminer. «Nous avons répondu durant l’été aux questions soulevées par l’opposition mais, depuis, c’est le silence radio», se désole Frédéric Rothen depuis ses vacances écossaises.

Autre conséquence de ce bras de fer, l’ambiance dans le village n’est plus tout à fait ce qu’elle était. «Il y a quelques tensions, c’est vrai. Certaines personnes ne me disent plus bonjour mais, aujourd’hui, elles se rendent compte qu’on les manipule et reviennent gentiment à la raison», confie Christophe Racine. S’il avoue que ce conflit «affaiblit la posture du Val-de-Travers», Christian Mermet, le syndic du lieu, ne s’en inquiète pas outre mesure. «Nous avons résisté à cent ans d’interdiction, je ne doute pas un instant que nous trouverons des solutions et des compromis pour surmonter cette mauvaise passe», prédit-il, dans un élan d’optimisme qui ne surprend pas. N’empêche, alors que la décision de l’OFAG peut tomber d’un jour à l’autre, aucun des deux camps n’est prêt à mettre la moindre goutte d’eau dans son absinthe…

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Les distillateurs ont conservé la tradition de la bouteille cachée, dans laquelle les promeneurs de la Fontaine à Louis peuvent se servir en payant leur dû dans la tirelire. Photo: Julie de Tribolet

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