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Moutier, ville déchirée entre Berne et le Jura

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Rolf Neeser
Les partisans du maintien dans le canton de Berne sont plutôt discrets en ville de Moutier, à l'inverse des séparatistes, qui affichent leurs couleurs en grand à la sortie de la ville, direction le Jura.
Votation

Dimanche 18 juin, après plus de quarante ans de lutte, la population votera sur son appartenance cantonale. Reportage dans une cité à vif.

Il s’appelle Michel Blanc, «comme l’acteur des Bronzés», sourit-il, en se présentant au secrétariat du Mouvement autonomiste jurassien (MAJ), niché à l’arrière de l’Hôtel de la Gare de Moutier. Il souhaite un drapeau, d’un mètre sur un mètre si possible. Il en possède déjà un – il l’a accroché à son balcon il y a un an –, mais l’étendard rouge et blanc a souffert des intempéries. L’homme raconte avec fierté qu’il a joué au sein de la fanfare de l’Unité jurassienne. «J’ai gardé mon uniforme. Quand je mourrai, dans mon cercueil, je veux en être revêtu.» Pas besoin de lui demander ce qu’il votera le 18 juin prochain, lorsque la population de la cité prévôtoise décidera si elle reste bernoise ou si elle rejoint le canton du Jura. Un vote historique. L’épilogue peut-être de ce que l’histoire a appelé la Question jurassienne.


Comment imaginer aujourd’hui la scène de désolation qu’ont découverte les habitants de Moutier, en se réveillant le matin du 8 septembre 1975? Rues dépavées, impacts de balle dans les murs, vitrines brisées et barbelés jonchant le sol... La veille, la population a choisi de rester dans le canton de Berne. Furieux, les autonomistes sont dans la rue, appellent à la poursuite de la lutte, affichant des banderoles «Moutier = Belfast». Certains s’attaquent au poste de police. Les grenadiers bernois (en face, avec des boucliers) chargent. Gaz lacrymogènes contre cocktails Molotov, les affrontements sont d’une violence inouïe lors d’une nuit qui restera comme le symbole de ces «années de braise» de la Question jurassienne. Photo: Keystone

Dans les locaux du MAJ, assis sous les portraits en noir et blanc de Roland Béguelin et de Roger Schaffter, les pères fondateurs de la patrie jurassienne, le secrétaire général du mouvement et du comité de campagne, Pierre-André Comte, reçoit tous les jours des gens qui viennent chercher des drapeaux. L’indomptable séparatiste, emblématique maire de Vellerat, veut y voir un signe, comme pour exorciser le fait que personne ne peut prédire le résultat des urnes, tant le score promet d’être serré.

Trou à rats

Plutôt tranquille, la campagne s’est enflammée durant le mois de mai, ressuscitant des passions qu’on pensait éteintes, à la suite notamment d’une succession de polémiques: affiche de l’UDC illustrant le Jura comme un trou à rats, pétition après un courrier du conseil d’administration de l’hôpital mettant en garde les patients contre les dangers d’un changement de canton, grave erreur de 10 millions de francs dans les chiffres des recettes fiscales communiqués à la presse par l’administration bernoise. Entre autres. La ville est depuis entrée en ébullition. «Chacun joue gros. Pour nous, c’est la dernière occasion avant longtemps», reconnaît Pierre-André Comte, avant de s’enflammer: «Moutier, c’est là qu’est né le combat jurassien. Ici, il ne disparaîtra jamais. Il est temps que la ville retrouve sa maison, le Jura!»

Dans les rues du centre piétonnier de la cité industrielle enserrée dans les montagnes, plus grande commune du Jura bernois, l’ambiance est pourtant paisible. Les Prévôtois profitent des terrasses dans la moiteur de ce début du mois de juin. Seuls quelques affiches rappellent l’imminence de la votation. Mais l’orage n’est jamais loin. «Nous n’oublierons jamais ce que les Bernois nous ont fait!» lance soudain un homme attablé au Café de l’Ours. Derrière sa moustache et son bagout, une figure locale, Eric Siegenthaler, fringant octogénaire, «l’un des derniers titans de la fonderie», à en croire un article du journal Domaine public de 2005. Il n’a pas oublié ce 7 septembre 1975, à 20 heures, où il sera foudroyé, touché dans le bas du dos par une balle en caoutchouc tirée par un policier bernois. Ce jour-là, les citoyens de la commune viennent de voter pour la troisième fois en deux ans le maintien au sein du «Gross Kanton». L’amertume pousse les séparatistes dans la rue. Ils menacent de s’attaquer au poste de police, symbole du pouvoir de la capitale honnie. Ils trouveront face à eux les grenadiers, chargeant la foule avec leurs cinq chars Mowag et force gaz lacrymogènes. «Je vois encore ces images de femmes, des militantes, matraquées au sol», souffle Eric Siegenthaler. Ces «émeutes de Moutier» vont profondément marquer la ville, déchirant les familles et toute la société prévôtoise.

Observateurs neutres

Lorsque le canton du Jura est officiellement créé le 1er janvier 1979, à sa frontière, Moutier reste donc en marge, avec sa population toujours divisée en deux, entre autonomistes et antiséparatistes. Aujourd’hui, après une longue et complexe procédure, Moutier a obtenu le droit de revoter, un scrutin définitif, si sensible qu’une batterie de mesures sans précédent en Suisse ont été prises, comme la présence d’observateurs neutres mandatés par la Confédération. Pour l’heure, dans le calme des bureaux de l’hôtel de ville, le maire, Marcel Winistoerfer, ardent partisan d’un transfert dans le canton du Jura, égrène les arguments du oui: «Nous existerons enfin politiquement! Avec 7700 habitants, Moutier n’est que la 20e ville du canton de Berne, alors qu’elle serait la deuxième dans le Jura, un canton francophone plus proche de nous culturellement. De 3 députés sur 160, nous passerions à 6 sur 60.» Pour l’enseignant de métier, l’axe de développement économique futur ne peut être que Moutier-Delémont, deux villes distantes d’à peine quinze kilomètres. «Cela nous donnerait un véritable coup de peps», assure celui qui restera comme le premier maire PDC de la cité.


Même les bières ont été customisées aux couleurs des différents camps. Photo: Rolf Neeser

Les arguments ne convainquent de loin pas les antiséparatistes. Si on les entend peu dans cette campagne, ils n’en sont pas moins nombreux. «Nous parlons moins bien, sommes plus discrets», reconnaît Pascal Tobler, 30 ans, confirmant à demi-mot le cliché d’une opposition entre des Jurassiens catholiques, fêtards et frondeurs, et des Bernois protestants, travailleurs et taiseux. Des stéréotypes certes, mais qui ont un peu de vrai. Le jeune agriculteur est membre du groupe Sanglier – créé en décembre 1973, son but est le maintien du Jura bernois dans le canton de Berne – comme son père avant lui. Sa famille est d’ailleurs l’une des rares à monter au créneau pour défendre publiquement le non le 18 juin. «Nous sommes fiers d’être Bernois, c’est notre identité», insiste-t-il, assis devant la ferme familiale, posée à plus de 1100 mètres d’altitude, sur la montagne de Moutier. Accrochée à la façade, une imposante plaque de métal représentant un ours. Pascal Tobler exprime tout haut les craintes d’une partie de la population: «Nous risquons de perdre tout ce que nous avons», s’inquiète-t-il, évoquant les incertitudes autour de l’avenir de l’hôpital – ses 300 emplois et son service d’urgences ouvert 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 – ou du Ceff, le Centre de formation professionnelle Berne francophone.


Aucun objet n’est trop petit pour afficher le choix de son canton. Photo: Rolf Neeser

En ville, assise à la terrasse de l’incontournable Café de l’Ours, Marcelle Forster partage ces inquiétudes. Après une longue carrière politique, la socialiste de 74 ans siège aujourd’hui au sein de l’Assemblée interjurassienne et du Conseil du Jura bernois. Cette enfant de Moutier, fille de décolleteur, est restée loyale envers Berne. Pour elle, la Question jurassienne fait figure d’anachronisme: «Les séparatistes s’attachent à un vieux rêve de plus de cinquante ans, qui ne s’est pas complètement réalisé et qui a surtout abouti à la partition du Jura entre deux cantons.» Pour cette pro­européenne, l’heure n’est plus au «repli identitaire»: «On ne déplace plus les frontières, on les dépasse!»


Urne spéciale cadenassée à la grille de l'escalier, escorte policière pour les bulletins de vote, observateurs de la Confédération… Des mesures exceptionnelles ont été prises afin d’assurer la bonne tenue du vote. Photo: Rolf Neeser

Lassitude

Marcelle Forster parle enfin d’une lassitude, celle de devoir se prononcer une nouvelle fois sur l’appartenance cantonale de sa ville, un scrutin qui ravive les plaies et les divisions. Elle sait que le vote sera très émotionnel et que, malgré les arguments concrets, ce sont les tripes qui parleront. «Et quoi qu’il arrive, le matin du lundi 19 juin, il y aura un perdant. Et nous devrons continuer de vivre ensemble.»

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