
Admirateur et ami du célèbre dessinateur belge, qui a créé Gaston il y a tout juste soixante ans, le Vaudois Christian Mauron a co-imaginé avec lui les Tifous, une œuvre majeure restée dans les tiroirs à cause d’un imbroglio politico-financier.
M’enfin, pourquoi diable le Ministère de la culture belge ou même l’Unesco n’y ont-ils pas songé? 2017 aurait pu, aurait dû être l’année Franquin. L’occasion était belle tant les événements liés aux œuvres de ce génie de la BD s’empilent. Dommage. Remarquez, cela n’empêche pas les millions de fans de celui que ses pairs ont désigné comme le plus grand d’entre tous, d’être au taquet. La preuve: le 18 janvier, le magazine Fluide glacial informe qu’à l’occasion des 40 ans des Idées noires– «la meilleure BD du monde, un chef-d’œuvre indépassable» selon Le Figaro– il va procéder à une réédition collector de la série. Le 10 avril, c’est au tour du prestigieux Centre Pompidou, à Paris, d’annoncer que l’unique exposition célébrant l’anniv de Lagaffe, l’étourdi le plus affable et le plus attachant du 9e art, qui souffle ses 60 bougies, a attiré près de 2 millions de «Gastounets». Un succès, que dis-je, un triomphe qui serait dupliqué si une galerie avait la bonne idée de fêter les 65 balais du gentil et bondissant Marsupilami, l’animal à la queue préhensile.
Enfin, en moins joyeux, le 5 janvier dernier, les aficionados du papa de cette flamboyante tribu ont eu une pensée émue pour leur idole, vingt ans jour pour jour après sa disparition, à l’âge de 73 ans. Christian Mauron est de ceux-là et bien plus encore. Car d’admirateur, il est devenu l’ami puis l’associé de l’artiste dans la création de l’une de ses œuvres majeures: les Tifous. Majeure mais paradoxalement inconnue du grand public. Majeure parce que les Tifous rassemblent un bon millier de planches, ce qui équivaut à la production des 19 albums de Gaston. Inconnue parce que leur commercialisation se résume à un dessin animé de 26 épisodes de quatre minutes diffusés par la Télévision romande et France 3 en 1990, une BD tirée à 10 000 exemplaires et quelques articles parus dans la presse, romande pour la plupart.
Hergé, Morris et les autres
Normal, puisque le producteur des Tifous et «cheville ouvrière» du projet, comme le souligne Franquin dans une lettre, est Fribourgeois d’origine et Vaudois d’adoption. On rembobine. Au début des années 70, Christian Mauron est producteur à la TV romande. A ce titre, il a produit plus de 300 émissions, dont une bonne partie consacrée à la bande dessinée. Tous les auteurs francophones de premier plan y ont participé. Parmi les plus célèbres, Hergé, le père de Tintin, Morris, papa de Lucky Luke, Peyo, le créateur des Schtroumpfs, Greg, papa d’Achille Talon, Derib, géniteur de Yakari, et celui que le Vaudois considère comme le plus grand, à qui il voue une admiration sans borne depuis son enfance, Franquin. C’est donc en toute logique que Christian Mauron, devenu producteur indépendant dans l’intervalle, s’adresse à son maître quand, en 1987, il est à la recherche de personnages pour animer une série éducative pour les enfants.
«J’ai été chez lui, à Boitsfort, dans la banlieue de Bruxelles, pour lui demander si créer trois personnages qui auraient pour nom «les Tifous» pourrait l’intéresser. Dans ma tête, ces créatures devaient sortir de l’imagination de Franquin ou ne pas être», raconte le beau-père de Valott, désormais installé au Sentier. Est-ce parce que le papa de Gaston émergeait d’une terrible dépression qu’il adhéra immédiatement à l’idée? Mystère. Mais le fait est qu’après ses deux volumes d’Idées noires, les Tifous, incarnés par des marionnettes à l’origine, lui donnaient un nouvel élan, analyse Mauron. Huit mois plus tard, après avoir vécu comme un ermite et s’être amusé comme un gosse, dira-t-il, il accouche de triplés: le Sage, le Poète et le Fou. Trois héros qui évolueront dans un univers totalement déjanté, peuplé de personnages farfelus, dont le méchant Bêtnoir, qui rêve de déranger le quotidien joyeux des Tifous et d’anéantir leur pays où le ciel est jaune, l’herbe bleue et les éléphants à fleurs.
L’enfant caché du papa de Gaston
Un monde merveilleux, «la somme et l’aboutissement de toute l’œuvre antérieure de Franquin», commentent, enthousiastes, les chroniqueurs des Cahiers de la BD, journal de référence, dans son numéro de septembre 1989. Résultat, Mauron n’a pas trop de peine à vendre ses Tifous. C’est l’homme d’affaires valaisan Jean Dorsaz qui s’engage à financer, à hauteur de 6 millions, les 78 premiers épisodes de cinq minutes du dessin animé. «Cela s’est fait sur une poignée de main, dans son bureau, à Fully, à 6 heures du matin», se souvient le Vaudois. Prémices de la gloire et de la fortune auxquelles les boules de poils de Franquin sont promises.
«A cette époque, 26 chaînes de télévision du monde entier avaient marqué leur intérêt pour le monde frappadingue du génial belge. Des albums BD étaient prévus, une édition de luxe des carnets de croquis, des dizaines de produits dérivés, allant des draps de lit aux chaussures, en passant par les figurines, les peluches et tout l’attirail vestimentaire», détaille Mauron. Un avenir souriant qui attire les plus capés autour du projet. Yvan Delporte, rédacteur en chef de Spirou et scénariste pour les Schtroumpfs, alors que Claude Engel signe la partition musicale et Richard Gotainer chante le titre de générique. La crème de la crème en somme. Cerise sur le gâteau, à peine les premiers épisodes sortis, les Tifous conquièrent petits et grands et décrochent le prix du public au Festival de Troyes. Le MIP de Cannes les ajoute aussitôt à son programme.
Dans les coffres de la banque du Valais…
Et puis patatras! Début 1991, la planète Tifous s’effondre, emportée par les déboires de son bailleur de fonds et les manœuvres «pas toujours catholiques», selon Christian Mauron, de la Banque cantonale du Valais, dont Jean Dorsaz est débiteur. «Les Tifous se retrouvent enfermés dans le plus secret des coffres de la banque. Cette triste situation dure depuis 2800 jours», se lamente le Vaudois dans son journal de bord, en avril 1998.
cantonale du Valais-Jean Dorsaz, dès 1990. Photo: Franquin
Vingt ans plus tard, leur père biologique remâche son amertume. De l’œuvre créée avec Franquin, il ne subsiste qu’une dizaine de figurines qu’il conserve précieusement dans un carton, les mille planches devenues propriété d’Isabelle Franquin, la fille de l’artiste, et de gros classeurs fédéraux où sont rangés les milliers de pages du dossier judiciaire, sinistre tombeau où gît l’enfant caché du papa de Gaston…