
A 60 ans, la sénatrice genevoise est quatre fois mère, sept fois grand-mère et heureuse en famille. Féministe, socialiste et croyante, l’ancienne sage-femme revendique une forme de pragmatisme tranquille et une patience hors norme.
Alors, ces épaules, vous l’avez fait exprès?
Liliane Maury-Pasquier: Bien sûr que non! Il faisait chaud, c’est tout. Je crois que, si je l’avais calculé, je n’aurais pas aussi bien réussi! Pensez, en presque vingt et un ans d’engagement politique à Berne, je n’ai quasiment jamais autant fait la une des médias. Tout le monde me parle de cela… Même un contrôleur suisse, dans un TGV qui me ramenait de Paris, m’a précisé qu’il était permis de porter une robe sans manches dans les Lyria. C’est un peu absurde, tout de même. Imaginez que le bureau du Conseil des Etats a jugé qu’il fallait se pencher sur le règlement vestimentaire des élus. Pour les hommes, la discussion était rapide: costume, veste et cravate. Pour les femmes, il semble que les conversations aient duré un peu: quelle longueur de manches pourrait être considérée comme convenable? Au coude, au poignet, au biceps? Sérieusement… Pourquoi donc faut-il encore parler de cela?
Ça vous énerve ou ça vous fait rire?
Les deux à la fois. C’est drôle de penser qu’une institution fédérale puisse juger urgent et pertinent de se pencher sur de telles questions. Mais, oui, ça m’agace, ce besoin récurrent de normer le corps des femmes. Quand j’étais au cycle d’orientation, au début des années 1970, nous ne pouvions pas mettre de pantalon. Nous nous sommes battues contre cela. Je pensais sincèrement que nous avions gagné le droit de nous habiller comme nous le voulions. Cela dit, beaucoup de mes collègues masculins ne voient pas le problème. Probablement ne se rendent-ils pas compte de la portée de ce type d’attitude.
Est-ce pour cela que vous avez persisté?
Exactement. Ce jour-là, nous étions début septembre et c’était encore l’été. Je portais donc cette robe, beige et blanc, tout à fait convenable. Raphaël Comte, le président du Conseil des Etats, me fait signe de mettre ma veste. Je n’en voyais pas la raison, donc je n’ai pas obtempéré. Je n’allais tout de même pas rentrer me changer! J’ai été élue comme je suis. Les citoyennes et citoyens me connaissent. J’ai juste résisté à quelque chose qui me semblait injuste.
Cette réaction à une forme d’injustice est-elle souvent le moteur de vos actions?
Oui. Je crois même que c’est la source de mon engagement féministe en premier lieu. Je suis très sensible à l’injustice. De voir que, par exemple, quand j’étais jeune, les jeunes filles étaient éduquées différemment des jeunes garçons me semblait quelque chose d’inacceptable. Ce n’était pas le cas dans ma famille, même si mes parents n’étaient pas de gauche mais, en dehors, la société était encore comme cela. C’était plus important pour un garçon d’avoir une profession que pour une fille… De même, j’ai été très tôt sensible à la protection de l’environnement, le WWF était d’ailleurs l’un de mes premiers engagements bénévoles, à côté de celui auprès de ma paroisse.
Donc, vous étiez féministe et mère de famille, ce n’est pas un peu contradictoire?
Je ne crois pas. C’était comme cela. Après ma maturité, je ne savais pas quelle voie choisir, les lettres ou la médecine. J’ai fini par ne rien choisir. J’ai rencontré mon mari, Roland. Il était clair que notre projet était de fonder une famille. Et il était clair aussi que j’allais donc rester à la maison pour m’occuper des enfants. C’est difficile à croire, mais nous pensions comme cela. Et puis notre fille est arrivée, j’avais à peine 20 ans. Nous avons vu tout de suite que cela n’irait pas comme ça. Je n’étais pas satisfaite et mon mari était horriblement frustré de devoir partir alors que notre fille dormait encore et de rentrer quand elle était déjà couchée. J’ai repris une formation, en cours du soir, de secrétariat. J’ai pu travailler quelques années dans un cabinet médical, puis dans une étude d’avocats engagés, le Collectif de défense, où œuvrait notamment Christiane Brunner. Ce n’est que plus tard, après mon troisième enfant, que j’ai entrepris une formation de sage-femme. J’ai adoré exercer, vraiment.
Vous ne pratiquez plus?
Non, malheureusement. La disponibilité qu’exige la profession de sage-femme indépendante est vraiment incompatible avec l’engagement au Conseil des Etats. «Mon» dernier bébé a 6 ans maintenant… C’était difficile de concilier les deux, même si, pendant longtemps, j’ai tenu bon, grâce notamment à l’organisation que nous avions mise en place avec des collègues. Il y avait toujours une sage-femme remplaçante disponible. Cela dit, je me rappelle qu’une seule fois j’ai dû rentrer en catastrophe de Berne pour assister une de mes patientes.
Ce parcours atypique vous a-t-il pénalisée en politique?
J’ai envie de dire que, précisément, les parcours différents sont intéressants. On ne vous attend pas et on est tout surpris quand vous remplissez bien votre mandat… Le métier de sage-femme requiert de la patience, le recul nécessaire qui permet de prendre des décisions rapides. Même si nous vivons avec la famille des moments intenses, on ne peut pas se laisser submerger, parce que, parfois, il faut agir, et vite. Je pense que ce sont des qualités utiles en politique, surtout la patience! Mais ce n’est pas facile, c’est vrai. Beaucoup de femmes m’ont confié qu’elles ne s’engageaient pas parce qu’elles n’arriveraient jamais à parler en public, par exemple. Eh bien, je peux dire que, moi non plus, je n’y arrivais pas. J’étais tellement timide. Au début, au Conseil municipal de Veyrier, quand il s’agissait de faire un discours, j’en étais malade, j’avais des sueurs froides, la boule au ventre. Une horreur. Maintenant encore, cette timidité me rattrape. Quand je dois téléphoner, par exemple, je me force. C’est contre ma nature…
Cette sincérité que vous revendiquez, ne vous a-t-elle pas joué des tours?
Oui, sans doute. Mais nier ce qu’on est pour de la politique, ce n’est pas mon genre. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. Mon parcours politique est motivé par des engagements, des causes, des batailles, parfois toutes simples, comme la création de crèches dans ma commune ou la construction de trottoirs. C’est aussi pour cela que je ne regrette aucunement de ne pas avoir été élue au Conseil fédéral. En 2002, j’avais été sollicitée pour la succession de Ruth Dreifuss. Avant de me lancer, j’en avais parlé en famille, mon mari me soutenait, nous étions prêts à y aller. Je n’ai pas aimé perdre, mais je sais que je n’aurais pas été heureuse. Il aurait été trop difficile de continuer à être moi-même…
Vous aimez quand même qu’on vous écoute quand vous parlez?
Oui, tant qu’à faire! Je me bats pour des causes auxquelles je crois, c’est tout. Si cela réussit, je suis heureuse. Je suis capable, pour cela, de beaucoup d’énergie. C’est à ce titre, pour que le manque de dons d’organes soit thématisé et combattu, que je m’étais exprimée sur le don de rein que je m’apprêtais à faire à ma petite-fille. Comme, finalement, après des mois de tests, il s’est révélé que mon rein présentait des dangers pour elle, et que c’est ma fille qui a été la donneuse, on m’a reproché d’avoir utilisé cette histoire pour ma campagne qui se déroulait au même moment.
Avez-vous été blessée par ces commentaires?
Oui, beaucoup. Je n’ai appris mon incompatibilité que très tard et de façon abrupte, par le téléphone d’une secrétaire médicale. J’étais en session, je me suis littéralement effondrée, envahie par le sentiment d’échec de ne pas même pouvoir faire cela pour ma petite-fille. Nous savions que ma fille était aussi une donneuse potentielle, mais nous savions aussi qu’un enfant greffé devra subir une nouvelle greffe plus tard. L’idée, en donnant mon rein, était de lui permettre en quelque sorte d’avoir un rein de réserve et de bénéficier de celui de sa mère au moment où elle en aurait besoin. Toutes les analyses étaient positives. Je ne m’attendais absolument pas à cette nouvelle. Au milieu de tout ce branle-bas familial, l’organisation des deux opérations, avec l’inquiétude pour notre fille et notre petite-fille, voilà qu’on m’accuse d’avoir instrumentalisé sa maladie. Ces attaques nous ont profondément blessés. Mon mari, d’ailleurs, en conçoit encore des relents de colère. Tout cela est passé. Ma petite-fille va très bien, maintenant. Toute ma famille va bien! Je regrette juste de ne pas avoir assez de temps pour m’occuper de mes sept petits-enfants. Mais je le fais par procuration: mon mari est très présent pour eux.
Votre mari, justement, il vous accompagne depuis si longtemps…
Nous fêtons nos 41 ans de mariage cette année. C’est un long parcours. J’en suis fière, comme je suis fière de notre famille. Je suis consciente de notre chance, aussi. La chance de la rencontre, de la volonté de cheminer à deux, à travers les difficultés et les aléas de la vie. C’est une belle chose, oui… un cadeau!
Votre famille, c’est elle qui vous donne la force de tout affronter?
Ma famille est essentielle. Connaître ses racines, transmettre des valeurs à ses enfants, cela a toujours été important pour moi. Comme la foi qui m’anime. C’est peut-être ce qui m’interroge le plus dans la question de la transmission. Aucun de mes enfants n’a une vie de foi affirmée, du moins dans le cadre de l’Eglise. Bien sûr, la foi est intime, personnelle, mais peut-être voudrais-je qu’elle puisse les aider comme elle m’a aidée…
Vous ne faites pas mystère de votre croyance, vous êtes pratiquante?
Pas vraiment au sens d’aller à l’église toutes les semaines, mais la communauté chrétienne est importante pour moi. Je la trouve plutôt dans des formes extraparoissiales, comme les communautés de base ou la communauté de ces amies et amis qui nous accompagnent depuis des années.