
Animateur, journaliste, globe-trotter, il ne tient pas en place à 71 ans. On croit le connaître à travers le petit écran. Il se livre ici, intime, sur ses blessures d’enfance.
Dans le monde de la télé et de la radio romandes, Bernard Pichon est un phénomène. Du Cinq à six des jeunesà la Ligne de cœur, des Oiseaux de nuit en passant par Dodu Dodo, il a excellé dans tous les registres. Désormais par monts et par vaux et chroniqueur sous le titre de Pichon voyageur, il signe des livres, dont le dernier est Locoémotion: 40 transports insolites en Suisse (Favre). Mais qui est cet homme qui a marqué tant de générations? Il se livre, intime et sans retenue.
On vous découvre ici, au calme, dans votre habitat, cette maison japonisante en campagne. Mais on ignore votre âge, comme si vous-même ignoriez le temps qui passe.
Bernard Pichon: J’ai eu 71 ans cette année. C’est du masochisme que de le préciser (rires). Je me console en me disant que Drucker et Hallyday sont plus vieux que moi!
Quel est votre secret?
Ce n’est pas par vertu, mais je n’ai jamais fumé, jamais bu d’alcool. Je ne sais pas ce qu’est un joint. Mais c’est surtout une question de gènes. On a de la chance ou on n’en a pas. Rhumatismes, arthrite ou arthrose ne m’atteignent pas. La curiosité et le besoin d’exister par l’action entretiennent.
Qu’est-ce que ça cache?
Je n’ai pas fait d’analyse, mais quelqu’un me dirait que c’est une façon de lutter contre l’angoisse de la mort… La brièveté de la vie. Il y a de ça. L’idée de la mort ne m’effraie pas, mais plutôt l’agonie.
Dans votre enfance, qu’est-ce qui a révélé le professionnel précoce que vous alliez devenir?
De manière générale, il y avait le besoin de séduire. J’ai été très complexé petit et même pendant toute ma période de télé, ça se voit à travers les tenues différentes et parfois abracadabrantesques que j’adoptais. Je me disais que ça m’aiderait à supporter l’image que je donnais. Dans l’enfance, j’ai eu conscience que ça n’était pas physiquement que j’arrivais à séduire.
Pourquoi?
Je ne m’aimais pas. Il y a encore vingt ans, dans l’émission Tabou, j’ai expressément demandé que l’on ne me voie pas, mais toujours mon interlocuteur. J’étais plus à l’aise comme ça.
Les raisons sont à rechercher dans les premières années de votre vie?
J’ai eu une enfance heureuse mais très ballottée. Mon père, André, nous a congédiés, ma mère Yvette et moi, lorsque j’avais 3 ans. Elle avait développé une sclérose en plaques et mon père, qui l’avait épousée dans l’idée de partager beaucoup d’activités sportives, en a été indisposé. Il a dit: «Maintenant je vais faire ma vie différemment.» Je suis né à l’avenue de France, à Lausanne. D’un jour à l’autre, je me suis retrouvé dans la voiture des grands-parents maternels. Puis chez eux, à Chailly. Ma mère est décédée sept ans plus tard. J’avais 10 ans.
Comment étaient vos grands-parents?
Ma grand-mère, Simone, extrêmement aimante. Mon grand-père, Ernest-Otto, était très pénible. Il avait dit un jour qu’il arrêterait de parler. Il a boudé et n’a plus rien dit jusqu’à sa mort. J’ai reporté mon affection sur ma grand-mère.
Elle a comblé un grand vide affectif.
Oui. Le rêve de sa vie était d’aller à Venise. Juste avant mon 18e anniversaire, nous avions trouvé, avec mon oncle, un moyen de lui faire une petite surprise. On l’a emmenée là-bas. Elle était en extase. Sur le trajet du retour, elle a fait un infarctus. Elle est morte en passant la frontière, côté suisse, au Tessin. Jusqu’à l’adolescence, j’ai eu le sentiment du précaire, un peu abandonnique, et en même temps cela m’a construit parce que j’ai vu que ma constitution était forte. Que j’arrivais à survivre à tout ça.
Il n’a jamais aimé se voir à l’antenne, mais Bernard Pichon prend toujours grand soin de lui. Photo: Blaise Kormann
Où avez-vous vécu après le décès de votre grand-mère?
A 17 ans et demi, ma tante maternelle, Gisèle Ansorge, désespérant de ne pas avoir d’enfant, m’a dit: «Tu seras notre fils!» Il y avait Nag, son mari, cinéaste d’animation. Je suis allé vivre chez eux. Elle, écrivaine chez Campiche, était auteure dramatique. Elle était pharmacienne de formation, lui ingénieur. J’ai ressenti un accélérateur artistique dans ce milieu. Ils m’ont dit: «Fais ce que tu aimes!»
D’où le choix de votre métier, mais, avant, la passion du théâtre.
Je voulais être en vue, connu. Il y avait la recherche de ça. Le théâtre s’est imposé à moi. Sur scène, les personnages me permettaient de devenir un autre. Il y avait les applaudissements. J’ai été choisi parmi beaucoup d’enfants pour jouer le personnage principal dans L’île au trésor. Dès l’âge de 10 ans, j’ai été mêlé à la clique des comédiens romands.
Quels rapports avez-vous entretenus avec votre père?
Je ne me suis pas senti aimé. Je devais aller le voir selon ordre du juge. Cette visite était une corvée, une fois par mois, le mercredi après-midi. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire. Il a eu deux enfants par la suite. J’ai renoué récemment avec eux. On a ressenti les mêmes choses. Mon père ne se remettait jamais en question. Il a eu des problèmes d’alcoolisme sur la fin de sa vie. Mais j’ai eu la preuve qu’il était fier de ce que j’avais fait.
Avez-vous vécu une forme de réconciliation?
Il m’a dit un jour: «Le temps passe, il faut qu’on se voie. Je te donne rendez-vous dans tel restaurant.» J’y vais en me disant qu’il ne fallait pas laisser passer l’occasion. On commence à discuter, soudain il me dit: «Il y a une surprise.» Il m’emmène dans une autre salle. Il avait réuni tous ses contemporains pour leur montrer «son fils de la télé». Quel malaise, j’étais piégé! Il est mort dans l’incendie de la cave de sa maison pendant que je faisais une émission en direct.
Quel père êtes-vous devenu?
J’ai sous-estimé le retour désagréable que mon exposition a valu à mes trois enfants. Ils ont souffert, à l’école, de ragots insensés. Je n’ai pas été un père égoïste mais égocentrique. J’ai donné tout ce que je pouvais, mais il y avait une sorte de priorité absolue pour mon métier. J’ai toujours affirmé: «Vous ne m’entendrez jamais dire: «J’ai renoncé à ça pour vous.» Une bonne partie de leur vie, je me suis occupé d’eux tout seul. Mon épouse a désiré qu’on se sépare. Ils sont trois, ont tous la quarantaine aujourd’hui.
Ils vous ont «pardonné»?
Une indulgence énorme s’est instaurée. Ils me voyaient arriver de la télé, mon manteau sur le dos, je leur préparais un potage et corrigeais leurs devoirs. Lorsque j’ai fait la Ligne de cœur, l’un d’eux m’a glissé: «Tu es formidable quand tu réponds aux problèmes des autres, ce serait bien que tu répondes un peu aux nôtres.»
Que lui avez-vous répondu?
«Tu fais bien de me le faire remarquer. C’est quand tu veux!» Il a eu pas mal de chagrins d’amour. Nous avons passé des heures à en parler. Nous sommes extrêmement proches. N’ayant pas entendu de «Je suis fier de toi», je pense que je ne l’ai pas assez dit à mes enfants. Eux, en retour, avaient du mal à me renvoyer une quittance. Ils le faisaient de façon détournée avec un T-shirt «Best Daddy in the World».
Les choses ont évolué?
Il y a six mois, l’un de mes fils m’a dit: «Ce ne sont pas nos parents qui nous choisissent, mais nous d’une façon un peu mystérieuse qui choisissons où nous voulons naître.» Il a ajouté: «C’était juste pour te dire que je ne me suis pas trompé sur mon choix!»
Comment voyez-vous votre vie aujourd’hui?
Le maître-mot serait: discernement. J’étais plus vieux quand j’étais jeune, parce que plein de convictions, moralement très cadré avec des principes judéo-chrétiens.
Autrefois, Bernard Pichon élevait des fennecs dans son jardin, mais il a fini par y renoncer. Il y a suffisamment à faire avec le gazon… Photo: Blaise Kormann
Aimeriez-vous retrouver une émission radio ou télé?
Je ne l’avoue pas trop, mais au fond de moi j’en meurs d’envie!
Revenons à la toute première question: quel âge ressentez-vous, à l’intérieur?
Je suis comme une enveloppe chiffonnée dont la lettre est intacte. Je dirais 40 ans. L’âge à l’époque de la Ligne de cœur.