
Trois semaines après avoir été étranglé, battu, puis brûlé, Pascal Jaussi, patron de l’entreprise spatiale S3, s’exprime pour la première fois sur les suites de cette mystérieuse agression.
Pascal Jaussi arrive en boitant. Sa voix est pâteuse, il cherche parfois ses mots, la faute aux nombreux médicaments qu’il doit prendre et qui embrument l’esprit. Il se frotte souvent les yeux, rendus sensibles à la suite de brûlures sur les paupières. Après quinze jours d’hospitalisation, l’homme a enfin pu sortir du CHUV, mais les stigmates de la terrible agression dont le fondateur de l’entreprise S3, pour Swiss Space Systems, a été victime sont toujours là. Le vendredi 26 août dernier, dans une forêt de la Broye fribourgeoise, l’ingénieur de 40 ans a été agressé, étranglé, tabassé et même brûlé. Il aurait pu y rester. Une violence inouïe, qui a choqué, avant d’intriguer. Le domaine aérospatial est hautement sensible. Les enjeux stratégiques et financiers sont colossaux. Assez pour justifier une telle brutalité? Du côté de la police cantonale et du Ministère public, on ne fait aucun commentaire. L’enquête est menée dans le plus grand secret. Après plusieurs jours de négociation, Pascal Jaussi a finalement accepté notre demande d’interview. Il nous a reçus dimanche, tard dans la soirée, avec une envie profonde de se défendre et de se battre. Car s’il a été meurtri dans sa chair, il l’a également été dans son cœur. L’article du quotidien 24 heures du lundi 5 septembre, révélant les faits, a ouvert la porte à un incroyable tourbillon médiatique. Les problèmes financiers de sa société, actuellement en ajournement de faillite (salaires non versés, loyers impayés…), ont été déballés sur la place publique. Au cours d’un feuilleton digne d’un roman de John le Carré, la presse a évoqué, pêle-mêle, un contrat avorté avec un conglomérat chinois intéressé par un potentiel usage militaire de la future navette de S3 et la garantie bancaire d’un «étrange» homme d’affaires iranien officiant à Dubaï. Des allégations que Pascal Jaussi ne peut accepter.
Tout d’abord, comment allez-vous?
Mes blessures cicatrisent bien. J’ai été brûlé aux bras, au torse, au bas du visage. Je suis sorti de l’hôpital, mais je dois encore prendre énormément de médicaments. J’ai aussi plusieurs hématomes. J’ai l’impression d’avoir changé physiquement.
Vous avez encore peur?
Si je n’avais pas peur, je serais avec mes deux enfants (ils ont été mis à l’abri, ndlr). Oui. J’ai encore peur.
Pouvez-vous nous parler du jour de l’agression?
Je ne peux malheureusement pas, à cause de l’enquête en cours.
Vous avez quand même une idée de qui aurait pu commanditer une telle attaque…
Bien sûr. Mais je ne peux pas vous en parler. J’ai dit tout ce que je savais à la police fribourgeoise et au Ministère public. J’espère maintenant qu’ils pourront faire leur travail et faire aboutir l’enquête.
Peut-on néanmoins dire que votre agression est liée à l’activité de S3, qui vise à terme le lancement de petits satellites?
Oui. On peut le dire.
Même si le domaine de l’aérospatiale est hypersensible, comment peut-on expliquer que certains en soient arrivés à une telle extrémité?
Aujourd’hui, si vous avez accès à l’espace, vous détenez l’information. Vous pouvez savoir ce qui se passe, en temps réel, sur l’ensemble de la planète. Par exemple, où passent les pipelines, combien tel Etat possède d’avions, quel est l’état du trafic maritime, etc. Ce sont des avantages importants dans ce qu’on peut appeler la «guerre économique mondiale». A S3, nous avons été menacés, mis sur écoute. Nos serveurs ont même été sabotés. On sentait la pression monter autour de nous ces derniers temps. Il ne faut pas oublier qu’avec la recherche aérospatiale nous sommes dans ce qu’on appelle de la «dual use technology», soit une technologie à double usage, civil et militaire. En résumé, une fusée vous permet à la fois de lancer un satellite et d’envoyer un missile. C’est une réalité que les gens peinent à appréhender…
La presse a évoqué un lien possible entre votre agression et un contrat avorté avec la société chinoise Recon, qui escomptait une application militaire de sa collaboration avec S3. Qu’en est-il?
Là encore, je ne peux rien dire sur les éléments de l’enquête. Ce qui est en revanche certain, c’est que jamais S3 ne collaborera de quelque façon que ce soit dans une optique militaire. J’ai informé la Confédération, soit le Département des affaires étrangères et le Secrétariat à l’économie, de cette affaire. Nous avons toujours été corrects et transparents.
d’un bâtiment de la zone industrielle de Payerne, au-dessus d’un fitness et d’un magasin
de meubles. Photo: Blaise Kormann
Votre société connaît depuis une année de graves difficultés financières. Quelle est la situation actuelle de S3?
Pour bien comprendre, il faut rappeler que, pour entrer dans ce marché très sensible des satellites qui, en Europe, est très subventionné car lié aux Etats, nous avons bénéficié, dès notre lancement en 2013, de l’appui de ce que j’appellerai un «grand frère» (la société française Dassault Aviation, ndlr), un grand industriel qui vous protège des coups. Ce partenariat a bien fonctionné jusqu’en 2015. Le groupe s’est malheureusement retiré et nous avons perdu notre protection financière. Nous nous sommes alors retrouvés vulnérables. La question s’est bien sûr posée: est-ce qu’on arrête tout? Mais on ne peut pas dire stop du jour au lendemain quand on est à la tête d’un bateau avec plus de 70 employés. Je me suis également dit que chaque problème crée une opportunité, que, si nous perdons une protection, nous y gagnons une certaine indépendance. Je suis donc parti à la recherche d’investisseurs.
Vous avez également connu là des difficultés?
Il faut trouver le bon partenaire, cela prend forcément du temps… Aujourd’hui, notre société fille S3 Solutions a été capitalisée en début d’année à hauteur de 29 millions de francs. La somme sera bientôt transférée à notre holding, ce qui permettra de rembourser nos créanciers. Ce processus de transfert des capitaux se poursuit actuellement. Je peux donc affirmer que Swiss Space Systems Holding est, aujourd’hui, comptablement hors de l’article 725 du code des obligations sur le surendettement.
La presse a cependant mis en doute la fiabilité du représentant de vos investisseurs, un Iranien officiant à Dubaï…
Le représentant de nos investisseurs est tout à fait fiable! Ce qui me désole, c’est qu’en Suisse, dès qu’une société reçoit un important financement de l’étranger, elle est immédiatement suspectée. On devrait plutôt se réjouir qu’une start-up d’ici, à la pointe de l’innovation, dont le développement est important pour toute une région, intéresse au-delà de nos frontières des personnes qui sont prêtes à y investir des millions. J’aimerais aussi répéter – je le hurlerais si je pouvais – que j’aurais très facilement pu mettre S3 en faillite et lancer une nouvelle société ailleurs. On m’a offert des ponts d’or à l’étranger. J’ai refusé. Par honnêteté, mais aussi par fidélité à ceux qui ont cru en nous, j’ai choisi de demander un ajournement, afin de recapitaliser l’entreprise, dans le but de régler les dettes. De nombreux créanciers l’ont d’ailleurs bien compris. Dans tous les cas, je suis révolté par le traitement médiatique dont j’ai été l’objet. Je ne pensais pas que c’était possible d’être sali pareillement en si peu de temps. Un proverbe japonais ne dit-il pas: «Le clou qui dépasse attire le marteau»?
Qu’entendez-vous par là?
Durant une semaine, il y a eu un incroyable déballage. Chaque jour, il y avait des articles sur S3, sur moi, cer- tains complètement erronés. Je n’ai pas compris ce qui m’arrivait. La RTS, par exemple, a annoncé un matin à la radio que ma société était sous enquête de la Finma (Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, ndlr), suite à des soupçons de blanchiment d’argent... Ce qui est entièrement faux! Nous avons contacté la RTS, qui a dû s’engager à faire un correctif. Mais c’est trop tard, le mal est fait. Le dégât d’image est énorme et difficilement rattrapable. Quand on colle le nom d’un entrepreneur avec celui de la Finma, c’est le marquer au fer rouge. Il devient un pestiféré. J’ai aujourd’hui l’impression d’être dans la peau d’un sportif faussement accusé de dopage, qui voit les gens lui tourner le dos et qui doit se justifier de quelque chose qu’il n’a pas fait. Pour moi, il y a dans cette affaire deux choses distinctes. Il y a, d’abord, l’agression dont j’ai été victime et, ensuite, le grand déballage médiatique qui s’est ensuivi. Et c’est peut-être la seconde attaque qui a fait le plus de dégâts. C’est en tout cas celle qui mettra le plus de temps à cicatriser.
De quels dégâts parlez-vous?
Quel sponsor digne de ce nom souhaite voir son nom accolé à celui d’une société qui serait sous enquête de la Finma? Plusieurs avec qui j’étais en négociation pour les vols zero G (des vols en Airbus permettant d’expérimenter l’absence de gravité organisés par S3 pour financer ses projets de satellites, ndlr) se sont depuis distanciés. Ils sont en stand-by. Je suis en train de me battre pour démentir les fausses allégations et faire revenir ces sponsors. C’est un apport potentiel de 25 millions de francs qui est en jeu, soit cinq fois l’équivalent de nos dettes.
Les vols «zero G» sont-ils maintenus?
Oui! Les premiers vols sont agendés pour la fin du mois de janvier 2017. Certes, le temps joue contre nous. C’est déjà dans quatre mois. Et je dois, dans le même temps, finaliser la recapitalisation, rassurer les sponsors, régler les questions de sécurité... Mais nous serons à l’heure pour ces vols. Je n’en doute pas un seul instant, car j’ai derrière moi une équipe formidable qui travaille dans ce sens.
Après ces épreuves, n’avez- vous pas envie de baisser les bras?
J’étais à terre. Je me réjouis d’être de nouveau debout. Je suis toujours déterminé. Monter une société de pointe dans le domaine de l’aérospatiale au cœur de la Broye a demandé une énergie énorme. Je ne vais pas abandonner maintenant. J’ai également reçu énormément de messages de soutien de la part d’anciens collaborateurs, dont certains n’attendent qu’une seule chose, de pouvoir revenir travailler à S3, des industriels, des représentants des autorités, mais aussi beaucoup de particuliers. Je vais me battre, redoubler d’efforts. Cette épreuve me donne encore plus la rage d’y arriver.
Le film de l’agression
Le vendredi 26 août, vers 18 heures, Pascal Jaussi remarque deux individus louches devant le siège de sa société, sise au deuxième étage d’un bâtiment de la zone industrielle de La Palaz, à Payerne (photo du haut). Il tente de les suivre à bord de son Alfa. Les deux hommes l’arrêtent et le menacent. L’un des deux agresseurs monte à l’arrière de la voiture et maintient l’ingénieur au volant en l’étranglant. Il l’oblige à rouler, le complice les suivant avec une berline noire. Pascal Jaussi est conduit dans la forêt d’Aumont, à une petite dizaine de kilomètres (photo en bas). Là, il est violemment battu et aspergé de liquide inflammable. Les malfrats lui boutent le feu, avant de disparaître. Brûlé, Pascal Jaussi réussit à s’extirper de la voiture et à appeler les secours. Il est sauvé de justesse. Une procédure est ouverte contre inconnu pour lésions corporelles, incendie intentionnel et contrainte.