
Président de l’EPFL depuis le 1er janvier 2017, Martin Vetterli est un informaticien de haut vol. Rencontre à l’occasion du premier Swiss Digital Day avec un ardent partisan de la démocratisation du savoir.
La révolution numérique est-elle une vue de l’esprit ou une réalité selon vous?
C’est une réalité incontournable.
Quelle est votre définition de cette révolution?
Pour moi, cette révolution numérique, ou digitale, tient d’abord au fait d’avoir à disposition, pour la première fois de notre histoire, une énorme quantité de données. Et cette masse de données permet de représenter de manière assez précise le monde dans lequel nous évoluons. On sait par exemple où se trouvent les gens, ce qu’ils font, ce qu’ils consomment, etc. Cette espèce de transparence rendue possible par les données à disposition n’existait pas il y a seulement dix ans. Elle bouleverse les modèles d’affaires, elle permet d’offrir de tout nouveaux services. Elle pose aussi des questions de société, notamment sur la protection de la sphère privée, sur la manière des gouvernements d’adapter le cadre légal avec l’irruption de ces nouveaux services. Elle nous contraint aussi à réfléchir à comment le citoyen peut se mettre en résonance positive avec ces nouveaux services. Une actualité récente permet de mesurer l’ampleur de ces défis: les élections présidentielles américaines. Le fait que les Etats-Unis, pourtant la patrie des GAFA, comme on dit pour désigner les géants de l’économie numérique (Google, Amazon, Facebook, Apple), aient vu leurs élections sans doute influencées de manière triviale via des publicités sur Facebook ciblées sur les bons destinataires, cela est presque surréaliste.
La révolution numérique est-elle donc plus un danger qu’un bienfait?
Non. Rappelons d’abord que la technologie est agnostique, mais pas son application. Je veux dire par là que c’est à la société de prendre la technologie en main, de la comprendre et d’en faire le meilleur usage possible. Il faut donc que la société soit mature vis-à-vis de ces nouvelles technologies. Pour discuter et maîtriser un sujet, il faut le connaître suffisamment bien.
Comment développer alors une pédagogie du numérique efficace auprès du plus large public possible?
Cela doit se passer à tous les étages. Il faut développer la formation continue auprès du plus large public possible. L’EPFL est très impliquée dans ces processus. Cette semaine, nous lançons d’ailleurs Digital Skills, un programme en ligne accessible à tout le monde. Dans la formation en général, l’informatique va faire partie des branches principales à l’école, ce qui est une très bonne chose, à condition que cela soit fait de manière intelligente. Je répète volontiers, en tant qu’informaticien moi-même, que l’informatique est une chose trop importante pour la laisser aux seuls informaticiens. Il faut d’autres compétences, notamment pédagogiques, pour que cet enseignement de l’informatique soit bénéfique.
Et à l’EPFL aussi, l’enseignement est-il influencé par cette omniprésence du numérique?
A partir de l’automne 2018, nous ajouterons à côté des maths et de la physique un troisième pilier de formation: le computational thinking, la pensée computationnelle. Il s’agit de chercher des solutions en s’inspirant des concepts informatiques. C’est une discipline complémentaire aux mathématiques et à la physique pour formaliser un problème et y réfléchir.
Quelle est votre utopie digitale, votre vision la plus positive de cette révolution numérique?
Je compare volontiers la révolution numérique, l’invention du web au CERN notamment, à l’invention de l’imprimerie. Cette dernière avait permis de démocratiser le savoir en s’imposant en deux générations. Le web n’a eu besoin que d’une génération pour permettre un accès facilité au savoir extrêmement positif. Ce même web comporte bien sûr aussi des risques, des zones d’ombre. Mais mon utopie numérique est d’abord nourrie par le partage démocratique des connaissances qu’elle permet à l’échelle planétaire.
Reste que ce partage ne doit pas cacher non plus un danger inverse: celui d’une concentration de pouvoir, notamment économique?
En effet. Je répète volontiers que l’Europe est aujourd’hui une colonie digitale des Etats-Unis, une colonie des GAFA. Quand Gandhi se battait pour l’indépendance de l’Inde, il avait pris l’exemple symbolique du coton récolté par des Indiens pour des salaires de misère, puis exporté en Angleterre où il était tissé et transformé en tissus et vêtements, qui étaient renvoyés en Inde. Gandhi s’est donc mis à tisser lui-même le coton indien pour incarner une manière possible de se libérer du joug colonial. Dans la révolution numérique actuelle, le coton brut, ce sont les données. L’Europe produit des données qui sont exportées en Californie, traitées, labellisées, «socialnetworkées», données qui nous sont revendues une fois traitées. Les revenus principaux ainsi générés restent en Californie. On connaît tous, par exemple, l’entreprise de taxis et son application pour smartphone. Je ne critique pas la qualité de ses services, mais je déplore que 25 à 30% de ses revenus partent et restent en Californie alors qu’elle profite des infrastructures européennes, et cela sans même participer au financement des assurances sociales. Les pays européens devraient enfin prendre la mesure de cette colonisation et répliquer de manière appropriée.
L’humanité doit faire face en ce XXIe siècle à des défis énormes, notamment, et peut-être principalement, écologiques. Le débat sur la révolution numérique n’est-il pas secondaire par rapport à ce type d’urgence?
Je partage cet avis. Nous avons un immense souci écologique, dont notre espèce est la cause principale. Il faut prendre les bonnes décisions aujourd’hui. Je suis très inquiet et pourtant plus optimiste que jamais après la COP21 de Paris en 2015, notamment parce que je vois un pays comme la Chine qui fait d’énormes efforts pour sortir du charbon. Mais les solutions, ce ne sont pas seulement les technologies qui vont les amener. Ce sont des habitudes de société, des mécanismes de marché qui doivent changer. Et ça, c’est très complexe à encourager.
Quel rôle la révolution numérique peut-elle quand même jouer pour orienter le monde vers de meilleures décisions collectives?
En mettant à disposition des données toujours plus fines, toujours plus pertinentes, elle permet de mieux savoir de quoi on parle exactement, qu’il s’agisse de problèmes sociétaux ou de la concentration de gaz à effet de serre. Elle permet d’augmenter la prise de conscience et donc de prendre des décisions de manière plus rationnelle que jamais. Voilà, à mon sens, le grand bénéfice que l’humanité peut attendre de la révolution numérique: un gros bonus de clairvoyance.
La petite Suisse a-t-elle un rôle spécifique à jouer sur l’échiquier numérique global?
Oui. Grâce à son exception culturelle, à sa neutralité, à son label qualité et à l’hébergement d’organisations internationales, dont certaines sont directement liées aux technologies, cette Suisse indépendante pourra jouer un rôle précieux. Mais pour cela, il faudra qu’elle soit à la hauteur.
La Suisse pourrait-elle se profiler comme une Silicon Valley à moyen terme?
Il n’y a qu’une Silicon Valley et elle se trouve au sud de San Francisco. La concurrencer frontalement sur ses forces principales qui sont la microélectronique et le software, cela me semble vain. En revanche, quand il s’agit de mettre ensemble le software avec des technologies médicales par exemple, la Suisse peut être extrêmement compétitive.