
Pendant près de soixante ans, Marcel Imsand a comme personne photographié ce coin de pays et ses habitants, citadins et campagnards. De Gruyères où il est né à Lausanne où l’artiste est décédé samedi dernier, témoignages de sa magnifique humanité.
On l’entend encore dire: «Regardez voir!» Avec une pointe d’accent du terroir, des yeux clairs, bleu gris comme un ciel d’hiver, et une gentillesse dont il avait tout naturellement fait sa carte de visite. Simple, direct, l’artiste n’enrobait pas son travail de grands discours: «Mon truc, c’est d’aimer les gens», confiait-il à ceux qui l’interrogeaient sur l’intensité que dégagent ses plus beaux portraits. Avant d’ajouter: «C’est le regard qui compte. Que ce soit Gérard Depardieu ou mes deux filles, c’est le regard qui me touche.»
Né en 1939 à Broc dans une modeste famille d’ouvriers, Marcel Imsand revenait volontiers sur ses origines, elles avaient formé son caractère. «Mon père était socialiste. C’est pour ça qu’il n’a jamais obtenu d’emploi à l’usine de chocolat. Ma mère était couturière et travaillait souvent la nuit.» Enfant unique, Marcel est d’abord confié à ses grands-parents qui habitaient Pringy, au pied du château de Gruyères. «Jusqu’à l’âge de 7 ans, j’ai dormi entre eux, dans l’unique lit de leur petite maison.» Cette enfance dans la verte Gruyère lui donne le goût des «parfums de la nature» et quelques frustrations aussi: «Je n’ai jamais pu être enfant de chœur à cause des idées politiques de mon père.»
Beaucoup plus tard, Marcel Imsand racontera qu’un homme, après avoir admiré ses photographies, lui avait simplement dit: «Vous féliciterez vos parents!» «C’est le plus beau compliment que l’on m’ait jamais fait. Mon père m’a tout appris, sans rien me dire, et ma mère me couvait pas mal. J’ai toujours été aimé, par mes parents et mes grands-parents, et puis par les gens que j’ai rencontrés.»
A 16 ans à peine, à la poursuite de son destin, Marcel quitte sa famille sans rien dire («ma mère n’aurait jamais laissé partir son fils unique»). Il s’installe à Lausanne où il survit en livrant du pain, «ma première occasion de vrais contacts humains». A Vevey, il entame ensuite un apprentissage de pâtissier avant de réaliser que le métier n’est pas pour lui. Il fait alors un «grand saut dans la mécanique», s’installe à Saint-Aubin où il apprend mécanicien de précision.
Entre-temps, Marcel a connu «la révélation du révélateur» en voyant pour la première fois apparaître une image dans la lumière orange d’un laboratoire. «Ça m’a immédiatement passionné.» Devenu membre du photo-club de Neuchâtel, il apprend les rudiments de son art. «Ça a été extrêmement fort, c’est là que j’ai compris qu’il était essentiel de développer soi-même ses photographies.»
A Neuchâtel, défilant sur un char de la Fête des vignerons, la belle Mylène n’a pas échappé à l’œil du photographe. Elle deviendra son épouse et la mère de leurs trois enfants. C’est elle aussi qui l’encourage quand, en 1964, Marcel Imsand ouvre à Lausanne son premier atelier. Après dix-sept ans d’usine, un peu à l’insu de son plein gré, l’amateur de photographie a décidé de faire de sa passion son nouveau métier. Les premières années sont héroïques. Il doit attendre la nuit pour installer son laboratoire dans la salle de bains familiale. Pour nouer les deux bouts, le photographe immortalise des dizaines de mariages, et s’acquitte de travaux publicitaires avec un même enthousiasme. «Que je photographie pour moi ou pour gagner ma vie, c’est la même chose.»
En 1969, son talent lui vaut une proposition qui le révélera au grand public: réaliser un portrait par jour et le publier dans la Feuille d’avis de Lausanne, qui n’était pas encore 24 heures. L’aventure durera dix-huit mois, l’occasion de rencontres exceptionnelles. Selon la même idée, élargissant son aire de rencontre à toute la Suisse romande, Marcel Imsand publiera chaque semaine une photographie dans Le sillon romand (aujourd’hui Terre & Nature) pendant près de trente ans.
Quand il ne parcourt pas la campagne, le photographe se glisse dans les coulisses du Théâtre de Beaulieu à Lausanne. A sa manière discrète, souriante, juste équipé de son «petit Leica», déclenchant avec parcimonie, Marcel Imsand se retrouve un jour devant la chanteuse Barbara. Aussi sûr que «pour faire un portrait d’une femme, il faut être un peu amoureux», Marcel découvre que «l’on devient souvent ami avec une femme que notre photo a rendue belle».
A Lausanne et plus tard au Théâtre de Genève, le photographe réalisera des dizaines de portraits d’artistes, Georges Brassens, Nina Simone, Françoise Hardy, Jacques Brel, le mime Marceau, de divas aussi, Barbara Hendricks et Anne-Sophie Mutter entre beaucoup d’autres. Et c’est durant cette période qu’Imsand rencontre Béjart. Entre Maurice et Marcel, la complicité est immédiate, les poses du premier et les portraits du second saisissants d’intensité. Avec de nombreux danseurs, parmi lesquels Rudolf Noureev et Jorge Donn, Imsand parviendra à créer cette connivence qui fait les rencontres mémorables et les grands portraits.
En 1969, son ami Bertil Galland, écrivain et éditeur, lui avait donné l’occasion de publier un premier livre, 1000 Lausanne, vision très originale du chef-lieu et de ses habitants. D’autres titres (plus de huitante) suivront, explorant les paysages d’ici (la Venoge, la Gruyère, Romainmôtier, le Jura, Lavaux) qu’il parcourt infatigablement. C’est au cours de ces pérégrinations que le photographe rencontre des personnages qu’il fait entrer dans les légendes de ce coin de pays: Paul, qui vit avec sa servante Clémence dans une ferme isolée du côté de La Sarraz; les frères jumeaux de Vaulruz, sauvages marginaux dont il percera l’intimité avec une extraordinaire émotion; et puis Luigi, le berger dont il partage pendant plusieurs mois les nuits dehors. «Il faut prendre les gens comme ils sont mais il faut faire attention à ce qu’on montre, à la limite entre l’humour et l’amour.»
Pendant des décennies, Marcel Imsand a travaillé dans un modeste atelier rue de l’Ale à Lausanne. Et c’est dans la pénombre de son laboratoire qu’il a développé un savoir-faire qui faisait à la fois la force de ses images et sa fierté. Comme un ouvrier habile, il aimait jouer des mains sous la lumière de son agrandisseur. Il aimait aussi les virages, ces colorations bleues ou sépia qui donnent aux photographies une profondeur unique, il aimait encore les gros grains qui donnent à certaines de ses images le charme du pictorialisme. Photographe des choses simples mais pas sans histoire, Marcel Imsand avait su donner des cygnes du Léman (sujet délicat par son apparente banalité) une vision à la fois onirique et transcendante. Cette même atmosphère de brume à travers laquelle il aimait saisir ses impressionnants paysages.
A l’heure de la dernière promenade, ses mots renvoient à ses plus belles images: «J’aime bien les climats d’orage. Et même partir quand il pleut, se dire que ça va s’arrêter et que ça va être très beau.»