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Rencontre avec Jacques Dubochet, le Vaudois nobélisé

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Fred Merz / Lundi 13
Les recherches menées par Jacques Dubochet visaient à pouvoir observer de grosses molécules avec une précision inédite.
Evénement

A 75 ans, Jacques Dubochet a reçu la récompense suprême, le prix Nobel. Sa folle envie de comprendre a permis de munir la science d’yeux électroniques plus perçants que jamais. Un progrès à l’image du physicien vaudois, qui rêve d’un monde plus clairvoyant.

Le prix Nobel est une merveilleuse invention. Sans lui, cet homme haut en couleur aurait échappé aux radars médiatiques. La faute à sa discipline, cette cryo-microscopie électronique, qui n’est pas une thématique s’invitant spontanément dans les discussions de bar. Et pourtant, sans cette technologie, la science serait encore myope face aux millions de mystères infiniment petits de la biochimie. Aujourd’hui, grâce aux découvertes et travaux de Jacques Dubochet, de ses deux confrères et colauréats américain et anglais, on peut observer des molécules géantes au niveau de leur structure atomique. Car la couche mince d’eau vitrifiée a une épaisseur d’un dix-millième de millimètre, soit d’un millième d’épaisseur de cheveu. Et c’est ainsi que les chercheurs peuvent espérer par exemple comprendre, tôt ou tard, comment la maladie d’Alzheimer se développe et donc inventer à plus long terme une substance permettant d’enrayer cette débâcle neurologique.

Humour et humanisme

Nous retrouvons le nouveau Prix Nobel, d’excellente humeur malgré le harcèlement médiatique subi depuis cinq jours, dans un des laboratoires de microscopie moléculaire de l’Université de Lausanne, c’est-à-dire dans son domaine de prédilection. Et nous avons droit à une leçon privée: «Vous voyez, là, c’est une sorte de bain-marie d’azote liquide, dans lequel on plonge cette pièce contenant de l’éthane liquide. Cette potence, on l’a surnommée la guillotine. C’est rudimentaire et il fallait acquérir un certain tour de main. Il existe aujourd’hui des machines à 100 000 francs pour faire la même chose. Mais quand on sait manier ce bricolage, ça marche tout aussi bien que ces machines onéreuses. Le but, c’est de plonger très rapidement, en un dixième de seconde, c’est-à-dire avant qu’elle ne s’évapore, cette minuscule couche d’eau contenant les éléments à visualiser dans le petit récipient d’éthane liquide. Ce dernier a la propriété de ne pas congeler la solution d’eau, ce qui foutrait tout en l’air, mais de la vitrifier. Cela permet ensuite une observation fine au microscope électronique de ce qu’elle contient.» Et le Nobel vaudois de passer de la théorie à l’acte en déclenchant le mécanisme et de s’exclamer en même temps que le bruit sec de l’engin: «Paf! Et un prix Nobel, un!»

Car cet homme n’a pas seulement un cerveau de savant, mais aussi un sens de l’humour et de la chaleur humaine à revendre. On est très loin du cliché du savant fou au comportement semi-autistique. Jacques Dubochet est un chercheur doublé d’un humaniste, un vulgarisateur efficace et un citoyen engagé, un chercheur compulsif et un bon père de famille. En un mot, notre Prix Nobel de chimie est un type épatant. Et modeste, en plus, rappelant sans cesse que les mérites du développement de ces technologies d’imagerie scientifique doivent être répartis équitablement entre de nombreux scientifiques.

«Certes j’ai participé directement à certains moments clés de ces progrès, et je ne nie pas le fait d’être incontournable dans ce domaine. D’ailleurs mon ami Richard Henderson, un des deux autres lauréats, m’avait qualifié de «papa de la cryo-microscopie». Mais ces technologies sont le fruit d’un développement d’une trentaine d’années ayant réuni un grand nombre de chercheurs.» Revenon à ce mercredi 4 octobre, à onze heures moins dix, quand on lui annonce par téléphone depuis Stockholm qu’il est colauréat du prix Nobel de chimie. «Cela a été comme un grand soulagement après toutes ces années de recherche. Mais je ne suis pas devenu différent. Je tiens à le préciser d’emblée, car en m’épanchant dans les médias, en critiquant la droite par exemple, j’ai déjà suscité des réactions négatives. Certains se demandent pour qui je me prends depuis que je suis Prix Nobel et me reprochent d’avoir attrapé la grosse tête au point de donner des leçons dans tous les domaines.»

Reste qu’il serait dommage de cantonner Jacques Dubochet à ses seules intuitions scientifiques. «Il a son caractère, son indépendance, son intelligence, mais, pour moi, il est surtout extrêmement stimulant avec sa volonté permanente de faire le bien. Il veut changer le monde», glisse son épouse Christine, une historienne de l’art qui vient elle-même d’exposer pour la première fois ses œuvres. «On a une base solide de respect mutuel et bien sûr d’amour», ajoute-t-elle, comme embarrassée par cet aimable aveu.

Alors, quand le savant lève ses yeux bleus de ses microscopes électroniques, quel regard porte-t-il sur le monde de l’école par exemple, ce monde qui fut si hostile à ce dyslexique ne sachant trop comment lancer une passerelle entre les choses et les mots écrits, au point de devoir s’inventer des stratégies mnémotechniques pour chacun d’entre eux? «L’école idéale? Elle n’existe pas. Car il n’y a pas qu’un seul type d’élève. J’en suis, je crois, un exemple frappant, avec mes énormes difficultés qui m’avaient conduit à l’échec dès le secondaire, avant que je trouve des solutions par moi-même. Mes propres enfants étaient aussi en échec à l’école publique. Nous les avons donc mis à l’école Steiner, malgré le fait qu’un scientifique pur et dur comme moi ne soit guère réceptif à l’ésotérisme «steinerien». Et ça a très bien marché pour eux, ce système où on ne double jamais une classe, où les relations entre maîtres et élèves sont très différentes, où on est attentif au fonctionnement du groupe.»

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Christine Dubochet ne tarit pas d'éloges sur son mari: "C'est une personne très stimulante, notamment grâce à sa volonté farouche de rendre le monde meilleur." Photo: Fred Merz / Lundi 13

«Le savoir est une richesse»

Pour le Prix Nobel, l’école a donc besoin de plus grands moyens, de classes avec des effectifs réduits, d’assistants pédagogiques épaulant les professeurs quand certains élèves ont besoin de plus d’aide que les autres. «Il serait bon aussi qu’on détecte plus précocement les talents et les difficultés des enfants, et qu’on leur offre à la fois plus d’autonomie et plus de soutien.»

Autre grand dossier: l’éternel problème des applications technologiques de la science. Comment faire en sorte que la recherche débouche sur des progrès positifs et accessibles partout dans le monde? «C’est une grosse affaire, tout ça. Et nous n’avons pas de solution. Le savoir est une richesse, une force, un moyen. Malheureusement, l’application de ce savoir accumulé, aujourd’hui, est dictée par des motifs économiques, par une logique de profit. Il s’agit de faire de l’argent. Cela ne va pas! En médecine par exemple, il y a l’Organisation mondiale de la santé. J’estime que l’OMS devrait avoir un pouvoir et des moyens immensément plus grands pour gérer toutes ces découvertes qui débouchent ensuite sur des médicaments. Il n’est pas tenable qu’une firme elle-même décide du prix des médicaments, prix qui ne correspond souvent pas du tout au coût réel de leur développement et de leur production.»

Pour le Prix Nobel, tout devrait donc être d’abord politique. Et de tenter de démontrer ce primat en utilisant des concepts scientifiques complexes, comme celui de la dynamique des systèmes. En gros, c’est la guerre du «je» contre le «nous» qu’il s’agit d’arbitrer, c’est l’individu qui défend son moi et le collectif qui défend son nous. Or le moi domine, car c’est la solution du court terme. Le nous a le désavantage de demander plus de temps pour se construire. «Toute la biologie, toute la vie, toutes les espèces, tout est affaire de conflits entre le je et le nous. Et les progrès explosifs de la connaissance et des pouvoirs ont bouleversé les règles ancestrales qui privilégiaient le collectif. Pourquoi une abeille ne prend pas son autonomie, alors qu’elle a tous les gènes pour le faire? Pourquoi une cellule de peau ne prend pas son autonomie, alors qu’elle a en elle également tous les gènes pour le faire? Parce que l’organisme est équipé pour l’empêcher de partir, de choisir un autre chemin. Parfois, pourtant, elle y arrive, et cela donne… un cancer.»

Enfin, l’écologie. Est-ce le plus gros dossier du XXIe siècle? C’est en effet le défi majeur avec celui du vivre-ensemble. Comment garder ce monde, cette nature merveilleuse viables? C’est relativement simple à l’échelle du Conseil communal de Morges, où je siège. On fait avancer notre petite ville à sa vitesse. Mais au niveau mondial, notre espèce a enclenché quelque chose de tout à fait comparable à ce qui a exterminé les dinosaures il y a 65 millions d’années. Dans quelques décennies, la Hollande sera sous l’eau. La fonte des glaces de l’Antarctique provoquera la hausse du niveau des océans de 100 m. Et pourquoi restons-nous collectivement aussi inertes? Parce que notre espèce n’est pas programmée pour voir loin. Or il faut absolument voir loin! C’est une chose très nouvelle de se demander ce qu’il va se passer l’année prochaine. Nous sommes une créature des émotions, donc de l’immédiateté. Nous serions bien avisés de prendre en exemple la nature, qui a su créer des garde-fous pour privilégier le long terme face à l’intérêt immédiat. C’est compliqué, cela demande d’étudier, de comprendre comment fonctionne le monde. Si je voulais résumer les choses de manière personnelle, je dirais qu’il est plus facile de devenir riche que Prix Nobel!»

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