
En 1982, l’éleveuse valaisanne dénonçait l’industrie, responsable selon elle de maltraitances sur les cochons et du déclin des petits producteurs. A l’heure où de récents scandales éclaboussent la filière, nous l’avons retrouvée pour évoquer son parcours. Récit du combat d’une vie.
«Les salauds, ils continuent!» Recroquevillée sur sa chaise roulante, le regard perdu dans son monde, Denise Grandjean s’est redressée d’un coup en apprenant la nouvelle. Un peu comme si le récit des récents scandales survenus dans une porcherie vaudoise venait réveiller l’ancienne combattante qui sommeille en elle depuis toutes ces années. A 83 ans, et malgré la maladie qui l’empêche de s’exprimer comme autrefois, la Valaisanne n’a rien perdu de sa franchise. «Les salauds», comme elle dit, ce sont ces éleveurs peu scrupuleux qui mettent à mal les bêtes, les consommateurs et la réputation de l’agriculture suisse. Le combat d’une vie pour Denise Grandjean, plus connue dans les années 70 et 80 comme «la dame aux cochons». Un surnom donné à l’éleveuse de porcs montheysanne pour ses nombreuses actions coups-de-poing au sein du milieu agricole. Alors que de nouvelles images de maltraitances ont été filmées par la fondation MART au début du mois d’août dernier dans une porcherie de La Praz, nous avons voulu retrouver celle qui, il y a trente-cinq ans déjà, dénonçait les dérives engendrées par l’industrialisation de l’élevage porcin en Suisse.
Les Robin des Bois de la paysannerie
Parmi les faits d’armes les plus marquants de Denise Grandjean, le public retiendra surtout ses marches sur Berne, destinées à faire entendre la voix des petits producteurs. Le 16 décembre 1982, après plusieurs interpellations infructueuses auprès de l’Office fédéral de l’agriculture, la Valaisanne débarque ainsi sur la place Fédérale, accompagnée d’une poignée de supporters et de quelques journalistes, mais surtout de ses cochons Fritz et Jean-Claude. Des petits noms qui résonnent comme un pied de nez au conseiller fédéral d’alors Fritz Honegger et au directeur de l’Office fédéral de l’agriculture, Jean-Claude Piot.
Scandant le slogan «Halte aux usines à viande, halte aux subsides pour les gros, halte à la mort des petites et moyennes exploitations!», Denise Grandjean remet ce jour-là une missive au futur président de la Confédération Pierre Aubert. «Nous, cochons, venons saluer les autorités fédérales et manifester notre mécontentement. Nous voulons de meilleures conditions de vie pour nos frères et tous les autres animaux qui vivent entassés comme des sardines dans les exploitations industrielles! Les petits et moyens producteurs, nos maîtres, exigent un prix qui soit en rapport avec la qualité de notre viande et non ce prix actuel de misère!»
Louis Duc, agriculteur fribourgeois, s’allie au mouvement lancé par Denise Grandjean après la publication de sa tribune «SOS: porcs à la catastrophe», diffusée fin 1982 dans plusieurs quotidiens romands. Myriam, son épouse, n’a rien oublié. «Un jour, ils se sont mis en tête de chaparder des barquettes de viande dans un centre commercial pour les redistribuer aux pauvres. Une façon de rendre aux consommateurs ce que leur avait extorqué la grande distribution. Louis et Denise, c’étaient un peu les Robin des Bois de la paysannerie!»
Bêtes agonisantes
Le 1er juillet 1983, c’est cette fois pour dénoncer les mauvais traitements réservés aux animaux d’une porcherie de Bavois que la Valaisanne refait parler d’elle. Avec d’autres agriculteurs qui ont rejoint son combat, elle se rend sur place, suivie par la radio et la télévision. Elle témoignera de cette porcherie de la honte dans son livre, publié en 1994, intitulé La lutte de la dame aux cochons, sorte d’autobiographie personnelle et militante. «Dans les box, les cochons sont très serrés et parfois entassés les uns sur les autres. Ils sont noirs comme du charbon […]. Il y a une porte, je la pousse, à ma grande stupeur j’aperçois tout au fond du couloir deux grandes masses blanches. Je m’approche, deux porcs d’environ 90 kilos agonisent sur le trottoir. Ils n’ont plus la force de lever la tête ni de boire. […] De chaque côté du trottoir, dans deux box, se trouvent aussi d’autres cochons avec des abcès sur tout le corps, dont certains coulent ou saignent… Quelle atrocité! Est-ce possible, des horreurs pareilles?»
Caramel, une truie pas comme les autres
Trente-cinq ans plus tard, l’alerte lancée par Denise Grandjean paraît plus actuelle que jamais. «Notre maman s’est toujours battue contre l’injustice sous toutes ses formes, se souviennent ses filles Lisette et Michelle. Enfant, elle était même fâchée contre le père Noël parce qu’il ne traitait pas tous les enfants de manière équitable.» A l’origine de sa lutte, il y a celle qu’elle mena en mémoire de son fils, Serge, fauché par une voiture à quelques semaines de son dixième anniversaire, le 19 septembre 1970. Denise Grandjean dira de cette épreuve, la plus dure de sa vie, qu’elle lui donna la force de mener ses futurs combats pour une agriculture plus juste et respectueuse.
Mère de cinq enfants, elle éleva, nourrit et soigna les cochons de l’exploitation familiale, avec Louis, son mari, qui travaillait la journée comme employé à la ville de Monthey. «Maman partait deux à trois fois par semaine en ville avec le tracteur et la remorque pour récupérer les invendus de la Placette et les lavures de cuisine des restaurants», se souvient Michelle. Avec ses sœurs et son frère parti trop tôt, elle a vécu parmi les cochons toute son enfance et partagé le quotidien de Caramel, une truie particulière, élevée au biberon par Denise Grandjean et qui la suivait comme un chien. «Caramel était une truie très spéciale. Elle mangeait dans la main de maman, qui se confiait souvent à elle.»
Aujourd’hui, sa hure orne toujours la vitrine de la chambre de Denise Grandjean, au home de Vernayaz, où elle vit depuis sept ans. Avant de la quitter, on lui demande pourquoi elle a tant aimé ces animaux si souvent injustement méprisés. «Parce qu’ils sont sensibles, intelligents et tellement gentils», s’exclame-t-elle les yeux brillants. En 1994, elle racontait déjà, non sans un rien de provocation: «Le seul cochon avec qui j’ai eu des difficultés relationnelles a été la tirelire de la BCV.» Le résumé d’une vie. Celle d’une forte tête que cette sacrée dame aux cochons. 
Pour commander le livre de Denise Grandjean, «La lutte de la dame aux cochons»: la-lutte-de-la-dame@bluewin.ch