
Invitée à une after privée chez Prince en 2006 à Los Angeles, le top-modèle genevois Julie Ordon se souvient. Récit.
Il est des instants magiques où le plaisir se mêle à la nuit et aux vapeurs d’alcool. Une invitation en février 2006, sous les palmiers, chez Prince à Los Angeles, à 2 heures du matin par exemple. La Genevoise Julie Ordon, mannequin et comédienne, 21 ans alors, y était. Il a suffi d’un SMS, message d’ami d’amis, pour qu’elle se retrouve devant un ensemble de luxueuses maisons protégées par une enceinte. Seuls une quarantaine de privilégiés munis du mot de passe sont admis à entrer, comme elle, dans la demeure de l’elfe funky, afin de participer à une after en forme de concert privé jusqu’à l’aube.
«La sécurité a fait monter les lourdes grilles de métal, enregistré le numéro de plaque et le nombre d’occupants de chaque véhicule.» Après les marches d’un grand escalier à balustrade rococo, Julie Ordon est chez le génial Kid de Minneapolis. «C’était dans le quartier chic de Bel Air. Il a souvent organisé ce genre de rendez-vous pendant les Fashion Weeks, avant les Oscars ou les Golden Globes. Une façon de rester dans le sillage de la célébrité», commente la jeune femme depuis Paris.
Pour le chanteur multi-instrumentiste, dont Miles Davis, pourtant avare en compliments, disait qu’il était la synthèse de James Brown, Jimi Hendrix, Marvin Gaye et Charlie Chaplin, c’était l’occasion de revenir sur le devant de la scène. Juste avant la sortie d’un album dont il assurait la promo, il invitait tour à tour chez lui la presse, des fans, heureux gagnants d’un billet magique, ou une poignée d’amis. En cette année 2006, son nouvel opus s’intitule 3121. La tournée de 96 dates le hissera en tête des performeurs les plus rentables. Il engrangera plus de 87 millions de dollars.
Prince vient de signer chez Motown, filiale d’Universal, après sa brouille artistico-judiciaire avec la Warner, détentrice de ses masters originaux. Il se libère ainsi du joug de Warner, et la seule façon de se réapproprier les bandes originales confisquées par la maison de disques est alors de réenregistrer chacun de ses titres. Il écrivit le mot slave– esclave – sur sa joue et prit un nouveau départ sous l’appellation The Artist ou encore Love Symbol.
La musique, son refuge
Avant l’avènement des réseaux sociaux – qu’il détestait –, le meilleur moyen d’exister était de faire fonctionner le bouche à oreille. Il invitait garçons et filles bien placés, du milieu de la mode, du cinéma ou de la restauration. Ces rendez-vous intimes donnaient l’occasion au musicien de tester son pouvoir de fascination, de se produire pour le seul plaisir de jouer, sa raison d’être. Prince, autodidacte surdoué, à l’aise dans tous les styles, du classique à la country, est un maître charmeur de 1 m 57.
L’annonce de sa mort, jeudi dernier, a stupéfait le monde entier. Son corps inanimé a été retrouvé dans l’ascenseur de sa demeure-studio de Paisley Park à Minneapolis (lire encadré). Une semaine auparavant, il aurait été victime d’une overdose.
Prince est le fils de la chanteuse Mattie Shaw, qui le surnomme Skippy, et d’un plâtrier, John L. Nelson, pianiste la nuit au sein du Prince Rogers Trio. Cet enfant complexé par sa petite taille, timide, épileptique jusqu’à 7 ans, est un excellent basketteur. La musique est son refuge. Il est en guerre contre son beau-père au moment de la séparation de ses parents, écoute Santana, Fleetwood Mac et Larry Graham, lequel deviendra son bassiste. Prince compose d’oreille à 7 ans et se persuade qu’il fera carrière, à peine cinq ans plus tard.
Julie Ordon se souvient: «Il était très, très séducteur avec les garçons comme les filles. On dit flirtatious en anglais.» Voix grave, œil de biche souligné d’un trait noir, doigts fins, sourire enjôleur, Prince est à l’image de sa musique sexy et caressante. Il s’exprime, bouge et joue comme une main caressante prête à explorer une zone érogène. «Il avait la démarche chaloupée des latinos. Une sorte de marcher-danser», souligne Julie Ordon. Etait-il interdit de le regarder dans les yeux, comme le rapportent des journalistes tombés dans le panneau? «Non. Il venait vers nous, saluait chacun, demandait si tout allait bien, si on désirait à boire. Il nous a indiqué où se trouvait la cuisine, le coin tranquille, le petit salon. Il était sensible aux autres, souhaitait que nous nous sentions à l’aise. C’était très cool, décontracté.»
Une grande fragilité
Qui était-il? Prince a emporté avec lui le mystère de son identité. Y en avait-il un? Visiblement aucun face à Larry King, journaliste vedette de CNN, en 1999. Il apparaît malin, taquin, doux, drôle, profond, très en contrôle. Invité des talk-shows américains, il savait faire preuve d’autodérision. On l’a décrit comme procédurier, parano. Il se protégeait d’un business sans états d’âme, voulait être libre mais restait prisonnier des aléas de son inspiration – malgré une productivité débridée – incapable de renouer avec les sommets de Sign «O» the Timesà l’heure où l’industrie musicale était en pleine mutation.
Alors, pourquoi tant de secret? «Prince était très souvent dans le jeu par peur de dévoiler sa fragilité, comme Marilyn Monroe lorsqu’elle surjouait son côté séducteur», précise Julie Ordon. Toujours à la recherche de l’étincelle divine – «Mon inspiration vient de Dieu», disait-il. Il a été l’incarnation de ce qui s’est fait de mieux dans les années 80 et 90. Prince a créé un son, signé des tubes organiques, intenses, syncopés, imagés, à l’architecture sophistiquée, et populaires. Let’s Go Crazy, Kiss, Sexy M.F., Cream, ou les ballades Nothing Compares 2 U et Purple Rain.
Chez lui, la déco était rehaussée de violet. «La maison était de style contemporain, plongée dans une semi-obscurité, avec du velours partout et des boiseries sombres. Un vaste canapé lie-de-vin très cosy pour recevoir les hôtes, d’immenses lustres en cristal. Il y avait des arrangements floraux en quantité, une collection de guitares électriques accrochées au mur. Je me souviens d’une énorme table de billard.» Violette, évidemment.
Prince soignait son apparence, ses vêtements étaient toujours du sur-mesure. «Il avait des bottines à talonnettes, il était très bien coiffé, court sur les côtés et du volume sur le dessus. Ses vêtements étaient très près du corps. Il portait une chemise à jabot ouverte sur le torse. Avec son petit corps menu, il devait piquer des fringues à ses gonzesses», s’amuse Julie Ordon.
Et puis, il s’est mis à jouer, seul. «D’abord au piano, puis à la guitare. Il remplissait l’espace de sa présence. Nos corps ont réagi instantanément, comme si nous étions pénétrés par une drogue. On se sentait envahi par sa façon unique de s’exprimer.» Prince était magnétique. «Il a joué ses classiques. Tout le monde tapait dans les mains. On bougeait. C’était envoûtant.»
Stevie Wonder en larmes
Julie Ordon le reverra à deux reprises, en solo à New York, dans les établissements de Richie Akiva, un ami commun, patron de Butter et de 1OAK, night-clubs des stars. «Prince aimait se produire seul afin de voir comment le public réagissait. Il testait ses nouveaux titres. Il laisse derrière lui une bibliothèque musicale. Il a influencé des générations. Aujourd’hui, personne ne peut rivaliser.»
Témoin de Jéhovah, Prince Rogers Nelson a été incinéré samedi dernier. Les résultats de son autopsie seront connus dans un mois. Reste sa musique, des milliers de titres jamais publiés. «Un jour, quelqu’un va les sortir», assurait-il, invité sur le plateau de The View.
L’émotion ressentie à l’annonce de sa disparition fut à l’image de celle de son modèle: Stevie Wonder. Voir ce géant pleurer sur CNN démontre, si besoin était, l’importance de l’artiste disparu. «Jouer comme lui de tous les instruments sur un album est une façon de donner chaque parcelle de vous et de ce que vous ressentez à votre public. C’est votre âme», dit-il, bouleversé.
Rideau, violet.
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