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Dans la peau d’une mendiante

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Didier Martenet/L'illustré
Difficile de capter le regard des gens. On m’ignore, on me sourit, on me parle parfois. Beaucoup ont proposé leur aide.
Société

Alors que Vaud veut interdire 
la mendicité, notre journaliste 
a passé trois jours assise par terre, sur un carton, à Lausanne, 
en immersion dans le quotidien d’une mendiante. Résultat: les 
réactions des passants sont loin d’être celles que l’on imagine.

On les voit sans les voir, on leur donne une pièce parfois, on les envoie bouler, souvent. Alors, quand le canton de Vaud a décidé, comme Genève depuis huit ans, d’interdire la mendicité, j’ai voulu essayer de comprendre. Quel effet ça fait de faire la manche toute la journée, par tous les temps? Mais surtout, comment réagissent les gens? Pourquoi détestent-ils tant les mendiants? Quel est leur regard sur ceux qui n’ont rien et qui tendent la main? J’ai donc passé trois jours assise sur un carton, dans la peau d’une mendiante. L’expérience avait toutefois ses limites en termes d’authenticité: le soir, je retrouvais mon appartement, bien au chaud. Il faut aussi savoir que je suis jeune (23 ans). Et Suisse.

Jeudi

Mon carton sous le bras, un gobelet vide dans une main, je sors de chez moi. Il fait 2 degrés, ciel gris de novembre. J’ai superposé un collant et deux paires de leggings en priant de ne pas tomber malade. Mes trois paires de chaussettes, ma grosse écharpe en laine, mon bonnet et ma veste la plus chaude devraient faire l’affaire. Tout d’abord, trouver le bon spot. D’après la législation en vigueur à Lausanne, j’ai le droit de me poser n’importe où, tant que je «n’obstrue pas l’entrée d’un commerce», et que je me trouve «à plus de 5 mètres d’un Bancomat ou d’un horodateur». Vu la météo, je dois impérativement trouver un emplacement muni d’un avant-toit. Je décide de m’installer rue de Bourg, l’artère chic et emblématique de la ville. Je repère un endroit où une grille remplace les pavés glacés. Il est situé entre deux vitrines. Parfait. Je pose mon carton, mon sac, mon gobelet, et m’assieds.

Les premiers passants m’ignorent. Au bout de cinq minutes, un homme à l’allure excentrique passe. Je lui adresse un large sourire. Il se dirige immédiatement vers moi, curieux de savoir ce que je fais là et me donne quelques centimes. Je lui récite l’histoire que j’ai élaborée la veille. «J’ai fini mes études et ma bourse ne m’est plus versée. Je ne trouve pas de travail et j’ai dépensé tout ce qui me restait pour payer mes dernières factures, alors j’ai besoin de l’aide des gens.» Il me souhaite bonne chance et s’en va. Je vais essayer la tactique du sourire.

Beaucoup me jettent un rapide coup d’œil, continuent leur route, puis font brusquement volte-face, les yeux écarquillés. «T’as vu comme elle est jeune?» murmurent certains. Ma jeunesse semble surprendre les gens plus qu’elle ne les émeut. Une heure et trois personnes plus tard, j’ai tout de même récolté 12 fr. 50. Je vais pouvoir me payer un sandwich. Une demi-heure après, mon pied est tout engourdi, je me lève et secoue mes jambes. C’est là qu’un homme d’une trentaine d’années m’aborde. Il a «aussi» été à la rue. Il se dit touché de me voir faire la manche. Il me donne le numéro d’un de ses contacts qui loue une chambre en colocation «pour pas cher». Sympa. Les premières heures défilent plutôt vite. Regarder passer les gens est drôle. J’entends parler toutes les langues, je sens des parfums qui flottent dans leur sillage.

En trois heures, j’ai vu passer plus de manteaux de fourrure que dans ma vie entière. On me sourit beaucoup, on me salue. Les regards sont désolés et compatissants, les gens semblent déconcertés de me voir assise là. Premier constat: à la rue de Bourg, ça rapporte. Les pièces de 5 francs s’accumulent dans mon gobelet. J’ai préféré camoufler dans ma poche les deux billets de 10 francs reçus. Quand je me décide à manger quelque chose, je prends mon carton avec moi, car j’ai peur que quelqu’un ne l’embarque. Sans lui, je perdrais le maigre confort qui m’isole du sol.

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On m'apostrophe: "Qu'est-ce qu'il vous arrive? Que faites-vous là mademoiselle?" Photo: Didier Martenet

La suite de la journée est plus pénible. J’ai froid et la pluie commence à tomber crescendo. J’ai mal au bas du dos et si je déplie mes jambes, il me pleut dessus. Je me retrouve donc toute recroquevillée contre le mur. Entre deux sourires gênés de piétons perplexes, des Roms passent et me saluent. «Ça va?» me lancent-ils gentiment. L’un d’entre eux vient me parler. Il est Polonais et a quitté son pays seul en croyant trouver du travail en Suisse. Cela fait trois mois qu’il dort dehors. Il me donne quelques pièces. Avec son visage brûlé par le froid, on lui donne 50 ans alors qu’il n’en a que 32. En faisant la manche deux fois par semaine, il gagne dans les 20 francs par jour. Je lui donne rendez-vous trois heures après. Je lui céderai le contenu de mon gobelet.

Dans les yeux de la plupart des gens, de l’incompréhension. «Mais qu’est-ce que vous faites là, mademoiselle?» Un homme en manteau et mallette noirs me demande quelle est ma formation et me tend sa carte. «Envoyez-moi votre CV.» Il s’éloigne, revient deux minutes après et me tend un billet de 50 francs. «Il fait vraiment trop froid, allez vous mettre au chaud!» Là, je refuse et, devant tant de générosité, lui avoue que je suis journaliste. Il a de la peine à me croire. Je le rassure et il s’en va en souriant. La nuit tombe et un petit vent persistant emporte avec lui ce qui me restait de chaleur. Je me tortille dans tous les sens pour tenter de réchauffer mes jambes quand une femme s’approche, les larmes aux yeux. Nous discutons longuement. Elle hésite un instant avant de me tendre sa carte. «Je ne vis pas à Lausanne mais ça ne fait rien. Appelez-moi, je vais vous héberger.»
A la fin de la journée, mon butin s’élève à 100 francs. Je rentre chez moi frigorifiée et déshydratée. Les émotions se bousculent. Je ne pensais pas recevoir autant de gentillesse. Cette journée a été moins pénible que ce que je craignais.

Vendredi

Ce matin, autre lieu, autre ambiance. Direction la rue de l’Ale. L’ambiance est plus populaire, la précarité plus perceptible. Je sens tout de suite que le climat est différent. Ici, pas de sourires, des regards blasés, méprisants. Une femme distraite shoote dans mon gobelet. Ça la fait beaucoup rire. «Vous ne pouvez pas faire attention, non?» je lui dis, excédée. «Tenez, je vous le renvoie», s’esclaffe-t-elle en me le balançant au visage, d’un coup de pied énergique. Quelques minutes plus tard, une vieille dame apparemment très énervée me traite de fainéante. «Allez travailler! Ce n’est pas par terre que vous trouverez du travail! Il y en a plein, du travail! Ou alors retournez dans votre pays!» Je rétorque que je suis Suisse mais elle est déjà partie.

Les passants me frôlent, regards désapprobateurs. Un policier veut savoir ce que je fais là et me demande une pièce d’identité. Je sors mon passeport suisse sous ses yeux médusés. «Je ne vous cache pas que je suis vraiment surpris, on a surtout l’habitude des Roms ici. Prenez soin de vous, mademoiselle.» Plus tard, un vieil homme, l’air perdu, démarche chancelante, renverse mon gobelet. Les pièces s’éparpillent et il continue sa route en les envoyant valdinguer encore plus loin, sans se retourner. Un monsieur en costume avec qui je discutais m’aide à les ramasser. Petite consolation à cette nouvelle humiliation. Tous les Roms qui passent me saluent gentiment. Au bout de quatre heures, j’ai trop froid et les regards haineux deviennent lourds à supporter. Je me réfugie à la librairie Payot. J’ai récolté 32 francs. Je ne sens plus mes orteils et pars en quête d’une soupe chaude. J’ai surtout besoin de m’isoler de toute cette hostilité. Au café, je me fonds dans la masse. Ce bref retour à la normale est réconfortant.

L’après-midi, je me dirige vers la gare de Lausanne. Je m’assieds sur l’îlot séparant deux passages piétons, en face du hall. Cette fois, je tiens fermement mon gobelet dans mes mains. Depuis le début de l’expérience, j’ai croisé plusieurs fois un jeune Rom qui propose aux passants de signer un papier. Il s’approche: «Pourquoi tu restes assise par terre? Fais comme moi, ça marche bien! Parfois, je fais 100 francs par jour.» Il a 16 ans et prétend être sourd et muet pour obtenir des dons en faveur des handicapés. Quand je lui demande où il a trouvé la feuille munie du logo bleu au fauteuil roulant qu’il fait signer, il hésite un instant puis m’assure qu’il l’a faite lui-même. Je vois bien qu’il n’ose pas tout dire. J’insiste, mais il reste vague et change vite de sujet. Il me dit qu’il a quitté la Roumanie il y a six mois avec son petit frère, trop jeune pour mendier, lui. «Là-bas, on nous dit que la Suisse est un pays riche et qu’ici, on trouvera du travail.» Ils espéraient sortir de la misère en venant ici, et se retrouvent à dormir dans la rue. Ça m’attriste. Il n’a rien mais me donne quelques centimes et me souhaite bonne chance. Là, ça me bouleverse. Peu après, c’est un SDF habitué de la place de la Riponne qui me donne quelques piécettes et me met en garde contre les ravages de l’héroïne, si facilement accessible dans la rue.Une heure, 34 francs, deux petits pains, une branche de choc et une pomme plus tard, je lève le camp. Comme à la rue de Bourg, les passants se sont révélés plutôt bienveillants, si ce n’est un vieux monsieur qui m’a tenu la jambe vingt minutes en m’expliquant que «les Tsiganes sont des chapardeurs et qu’en Roumanie, le travail est considéré comme un déshonneur». Mieux vaut entendre ça que d’être sourd. Un réconfort, tout de même: le sourire du SDF à qui j’ai donné mon magot. Je rentre chez moi désabusée, mais impressionnée par la solidarité de ceux qui n’ont rien.

Samedi

C’est jour de marché, je change de tactique. Cette fois, j’apostrophe directement les gens pour leur demander de l’argent. Lorsque je leur dis bonjour en souriant, ils ne se doutent de rien et me saluent en retour, intrigués. «Je suis à la rue, vous auriez un peu de monnaie pour m’aider à dormir au chaud ce soir?» Stupeur. Choc. Ils me dévisagent, puis fouillent dans leurs sacs, leurs poches. En vingt minutes, j’ai reçu 50 francs. Seules six personnes m’ont dit non.

A la fin du marché, je m’installe à nouveau sur la grille de la rue de Bourg du premier jour. Le ciel est à peu près dégagé, les gens flânent dans les rues. Ce ne sont pas les passants habituels de cette rue aux boutiques de luxe. Je mendie dans l’indifférence totale. Je m’ennuie ferme. En fin d’après-midi, mon gobelet est toujours vide. Je m’en vais. Mon expérience se clôt avec un billet de 20 francs qu’un gentil monsieur, très généreux, me donne. La récolte du jour fait le bonheur de deux jeunes musiciens de rue.Epuisée par le froid, secouée par les émotions, bouleversée par la gentillesse de certains et écœurée par la violence des autres, j’aurai passé, pendant ces trois jours, par tous les états. La vraie surprise aura été toutefois la bienveillance que les SDF ont eue à mon égard. Cette solidarité entre ceux qui n’ont rien m’a remonté le moral. Car, dans la balance émotionnelle, le mépris des uns pèse aussi lourd que la gentillesse des autres. Alors, 
si vous ne donnez pas de pièce aux mendiants, sachez qu’un sourire fera le même effet. 

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