
Entre Jean Ziegler, grand dénonciateur de l’économie qui tue, et l’ex-trader Jérôme Kerviel, la conversation fut nourrie, le temps d’une rencontre inattendue et d’une image symbole au pays de l’argent roi.
C’est ce qu’on appelle une rencontre improbable, un rendez-vous qui longtemps n’aurait jamais été possible. Celui d’un légendaire sociologue genevois, connu dans le monde entier pour avoir été sans répit l’infatigable pourfendeur des banques et de l’économie tueuse, et d’un ex-trader fou qui, hier encore, représentait tout ce qu’il déteste, exècre, vomit et dont le nom, Kerviel, est à lui seul l’évocation de ce que la finance a pu engendrer de pire. «C’est vrai, je me rappelle m’être réjoui, il y a huit ans, quand j’ai lu dans les journaux le début de toute cette affaire. Je me suis dit: «Tiens, voilà des gangsters qui s’affrontent entre eux, c’est un massacre, tant mieux», s’amuse Jean Ziegler, auteur d’Une Suisse au-dessus de tout soupçon ou de La Suisse lave plus blanc, deux ouvrages quasi prophétiques qui valurent à leur sortie des tombereaux d’insultes et d’injures à leur auteur.
D’un même bois
Ziegler et Kerviel? Deux rebelles, l’un plus qu’octogénaire et l’autre presque quadragénaire, mais surtout «deux hommes faits dans un même bois, l’un qui l’a toujours été, l’autre qui l’est devenu», comme le résume joliment David Koubbi, l’avocat de l’homme le plus endetté du monde ‒ une prétendue perte de 4,9 milliards d’euros, réduite à 1 million vendredi par la cour d’appel de Versailles, à rembourser à la Société Générale.
Et nous voici sur les bords du lac Léman, loin du tumulte hexagonal, aux célèbres Bains des Pâquis, à Genève, où les flâneurs aiment, par beau temps, se retrouver. Sous le soleil qui peine à percer, un vent vigoureux balaie la rade. Imperturbables sur la jetée, ces deux hérauts de l’injustice, Jérôme Kerviel et Jean Ziegler, assis sur un banc en bois, face aux banques symboles de leurs combats. Ils parlent comme deux vieux amis, de manière intarissable et continue, sans qu’aucun passant ne fasse vraiment attention à leur présence.
Kerviel vient d’enregistrer un Pardonnez-moi avec Darius Rochebin (diffusion le 2 octobre sur RTS Un) et se raconte avec précision. Son regard profond surmonte les traits d’un visage fatigué, épuisé par une bataille judiciaire qui dure depuis huit ans. «Ce dossier est devenu, malgré moi, un sujet de société qui dépasse le seul être humain que je suis, glisse-t-il notamment, mais j’irai jusqu’au bout, jusqu’à la révision.» Ziegler, lui, pose des questions, écoute chaque réponse avec attention, jouant avec ses lunettes. Puis il déploie largement ses bras, s’étonne et s’exclame fougueusement, comme un vieux révolutionnaire toujours prêt à reprendre les armes: «Ce combat est un combat pour nous tous!»
Et le voici tout d’un coup qui cite Bertolt Brecht: «Tout est gagné quand un seul homme se lève et dit non», fameuse citation en forme de manifeste de l’écrivain allemand qui n’aurait sans doute jamais imaginé une telle dramaturgie: l’incroyable histoire d’un Breton à la tête dure, ex-trader de la Société Générale, enfant du système broyé par le monstre qui l’a enfanté, devenu celui qui a dit non, se battant contre Goliath avec des armes dérisoires: sa bonne foi, son incroyable énergie, mais aussi avec un dossier de plus en plus accablant face à la banque qui savait tout de ses agissements et de ses prises de position. «Les avocats de la banque ont récusé toutes les réquisitions que nous avons demandées, comme des expertises attestant des pertes réelles de la banque, lui explique Jérôme Kerviel. Une policière et une juge sont notamment sorties de l’ombre pour expliquer comment elles avaient été manipulées par la Société Générale…»
Dans le «cerveau du monstre»
«Ils se tiennent comme la mafia, éructe Ziegler, ils détruisent l’Etat de droit et la démocratie, ils sont responsables de la misère de la planète, par leur avidité et la corruption dans l’Etat.» «Je crois que l’opinion a désormais compris», glisse Kerviel, un peu de lassitude dans la voix. «Je suis scandalisé, poursuit le vieux socialiste genevois, et profondément impressionné par votre courage devant cette puissance de la finance. Vous ne révélez pas seulement un homme qui se lève et qui refuse de laisser faire parce qu’on l’accuse de choses qui sont fausses, mais vous révélez d’abord tout un système de maximisation du capital, qui n’est soumis à aucun contrôle, ni judiciaire ni parlementaire… Ce sont ces maîtres du monde qui agissent dans l’arbitraire le plus total, avec une machine mise en place pour vous écraser, vous broyer. Et tout cela se passe au vu et au su de tous, c’est extraordinairement inquiétant. Parce que si cela se passe avec Kerviel, ça se passe où avant? Ils dictent leur loi à la société entière. Qui est en danger? Ce sont eux ou nous?»
L’affaire Kerviel confirme-t-elle le combat d’une vie pour Jean Ziegler, commencé lorsque Che Guevara lui disait, en 1964, au dernier étage de l’hôtel Intercontinental, à Genève, désignant les lumières de la ville calviniste: «Ton champ de bataille est ici, dans le cerveau du monstre»? «Absolument, absolument, totalement, dit-il. Mais cette affaire Kerviel me surprend dans des aspects tout à fait nouveaux, dans le cynisme que je découvre. Je savais qu’il y avait une puissance des banques, une Suisse qui se couche devant l’UBS, par exemple, mais en France je pensais qu’il y avait quand même un Etat. Mais il est en fait complètement colonisé par le capital.» Jérôme Kerviel sourit: «J’ai cru aussi à cette fable qu’il y avait un Etat en France…» Ziegler ne cache plus son total écœurement face aux camarades. «François Hollande, et je le dis comme socialiste, regarde ce qu’il a dit au Bourget: «Mon ennemi, c’est la finance», et là, il couvre plus qu’une injustice, un véritable braquage d’Etat, en pleine crise! Tu imagines le nombre d’écoles, d’hôpitaux qu’on aurait pu construire avec ce que ces types se sont mis dans les poches en se faisant rembourser 2 milliards par l’Etat…»
Mais il est déjà l’heure de se quitter. Après avoir serré la main du pape François au Vatican il y a deux ans, Jérôme Kerviel vient de parler à l’un de ses disciples, chef de file de tous les écorchés vifs de la planète. Au moment de se dire au revoir, il fera avec Jean Ziegler ce qu’il n’avait pas osé faire avec le Saint-Père: l’étreindre et l’embrasser.