
La pasionaria des félins, cocréatrice de SOS Chats à Noiraigue (NE), a perdu sa compagne Elisabeth Djordjevic, ensevelie samedi, après trente-huit ans de vie amoureuse et de combats. Leur arche a sauvé des milliers de matous sauvages. Récit.
«Elisabeth considérait que notre corps n’est qu’une enveloppe. Son esprit a rejoint celui de Sweetie, sa chatte préférée. Elle m’a dit: «Je veux être incinérée et enterrée à ses côtés.» Samedi, dans le vaste domaine grillagé de 1900 m² de SOS Chats, à Noiraigue (NE), Tomi Tomek, 66 ans, a dit adieu à sa compagne, Elisabeth Djordjevic, de deux ans son aînée, après trente-huit ans de vie commune et de combats. En silence, elle a déposé une poignée de terre sur l’urne biodégradable violette. «C’est la couleur du combat féministe. Le récipient une fois décomposé, un arbre va pousser», explique la pasionaria des félins. Appuyée sur sa canne siège, elle a mis de l’ordre dans ses cheveux rouges. «Comme Fifi Brindacier, l’héroïne de mon enfance.» Figure de proue de l’association pérennisée en fondation, Tomi peut nommer chacun des 120 pensionnaires de son sanctuaire. Dernier espoir des chats errants, gueules cassées, voués à une mort certaine. Ils ont été mal aimés, torturés. Ils sont instables, parfois malades, agressifs, balafrés, borgnes. Tous viennent se refaire une santé, une sociabilité, se nourrir et mourir. «Ils sont aimés inconditionnellement.» Chacun a son caractère, son histoire, un sobriquet. Voici Barack, baptisé à l’investiture d’Obama, Raymond, en hommage au dessinateur Burki disparu ou l’ocicat Sherkan, un fauve ayant grandi dans une cave et jamais éduqué. Il y a Milton, sorte de cousin du chat Dingue de Gaston Lagaffe, dont la colonne vertébrale fracassée lui confère l’agilité d’un acrobate en perte d’équilibre.
Entourée d’animaux, partout dans la maison et au-dehors, Tomi Tomek a dans les yeux et le propos la pureté de l’enfance. «Dites-moi franchement, est-ce que ça pue la pisse?» Poser la question, c’est y répondre. «On finit par s’habituer, mais je ne supporte pas la saleté.»
Son histoire débute à Berlin dans les années 70. Elle se dévoue au sein d’une maison spécialisée dédiée aux femmes et aux enfants victimes de viols. Un soir, une cartomancienne lui annonce: «Ce soir, tu vas rencontrer l’amour de ta vie.» On est en novembre 1979. Elle se pomponne, écume la ville, mais rentre triste et bredouille. Le lendemain, dans un bar, elle tombe sur Elisabeth, une Lausannoise croisée au travail dans le secteur des femmes battues. Elle est aussi brune que Tomi est blonde. Altruiste et idéaliste comme elle, comédienne de théâtre en rébellion parentale, elle a fait partie de la troupe de Lova Golovtchiner et rejoint l’Allemagne à bord de sa VW Coccinelle. Distraite, elle a atterri à l’Est où sa voiture a été entièrement désossée par des hommes en uniforme. «Elle a piqué une colère noire: «Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne me laisserez pas passer!» Elle avait un fichu tempérament hérité de son père, un Serbe rescapé des camps de concentration. Les militaires ont remonté sa voiture et l’ont laissée rejoindre l’Ouest par l’une des portes du Mur.» Elle et Tomi devaient se rencontrer, c’est certain. «On ne s’est plus jamais quittées.»
De sorcières à anges gardiens
Mais comment concilier ces deux opposés, la citadine et la femme des champs? «Viens, je t’emmène en Suisse!» proposa un jour Elisabeth. Tomi, dont le père avait été dresseur de chiens, projetait de partir à New York, pas d’atterrir au Creux-du-Van, paradis botanique, réserve de faune de montagne, connu pour son énergie tellurique. Le couple va découvrir une ferme délabrée et s’y installer. «Elisabeth a tout retapé. Un jour, elle a même traversé les étages, le plancher était pourri.»
Il ne manque alors qu’une nouvelle étincelle du destin: une chatte. «On l’a baptisée Grisette. En 1981, elle est venue manger des graines pour les oiseaux au bord de la fenêtre, elle crevait de faim et avait fait des petits dans la grange.»
Les deux soixante-huitardes éprises de liberté ont trouvé un but, une mission. «J’avais peur des chats sauvages, ils me griffaient. Elisabeth savait s’y prendre. Elle m’a dit: «Laisse-toi faire. Après, ça ira tout seul.» L’aventure pouvait commencer.
Elle débuta plutôt mal. «Nous étions considérées comme deux sorcières. Imaginez deux femmes en couple – elles se pacseront en 2004 – s’occupant de chats errants. Le garde-chasse les abattait sans sommation. Les habitants de la vallée n’étaient pas tendres.» Un animal fut arrosé de kérosène et brûlé vif, cinq autres empoisonnés. Les pensionnaires se multipliaient. «On nous les déposait parfois par lot de 15 dans des sacs de patates.»
Elisabeth et Tomi prirent contact avec la SPA. Puis s’organisèrent en relais et convoquèrent une conférence de presse. Chou blanc, personne ne se déplaça. «On nous a dit: «Faites vos preuves d’abord.» Piquées au vif, elles relevèrent le gant. «Contactons Brigitte Bardot. Elle dit qu’elle défend les animaux? Qu’elle le prouve!»
BB réagit au quart de tour et fit savoir qu’en Suisse on n’était pas tendres avec les matous. Paris Match s’en mêla. «La presse suisse a soudain rappliqué, sourit Tomi. Notre réputation est montée en flèche. Les habitants du village ont commencé à nous regarder d’un bon œil et les dons sont arrivés.» Depuis, il faut trouver 150 000 francs par an pour faire tourner l’arche. L’utopie devenue réalité emploie cinq jeunes filles à 50%.
Il y eut tant de croisades. Celle des peaux de chats, de 2007 à 2013, est mémorable. «La Suisse en importait. Nous avons découvert qu’elle en produisait et en exportait.» Pour en avoir la preuve, Tomi Tomek en commanda. «J’ai prétexté soigner ma mère atteinte de rhumatismes, les peaux ont été livrées et je me suis rendue sur place.» Micheline Calmy-Rey fut appelée en renfort, Bardot, elle encore, se courrouça. Une loi fut votée en 2008 et le commerce banni.
Hélas, Elisabeth tomba malade fin 1996. «Une leucémie. Les médecins lui donnaient deux ans à vivre. Si elle a surmonté la maladie, sa santé est restée précaire.» Jeudi 12 avril dernier, jour de l’anniversaire de Tomi, elle est hospitalisée à La Chaux-de-Fonds. D’une voix rassurante, elle dit: «Je vais mieux, je vais rentrer.» Mais le 15, à 3 heures du matin, le téléphone sonne: «Venez, Elisabeth est en train de mourir.» Cette fois, c’est un empoisonnement du sang. A SOS Chats, l’horloge de la cuisine s’est mystérieusement emballée. «Elle tournait à toute vitesse comme si le temps était compté. Je me suis rendue à son chevet. En lui parlant, j’ai vu l’électrocardiographe bondir. Je lui ai dit que je l’aimais. Je sais qu’elle m’a entendue. Puis elle a lâché prise. Elle est partie à 7 heures, soulagée.»
Depuis, les messages affluent. Dany Saval, l’épouse de Michel Drucker, écrit: «Je crois en la vie après la vie et je suis certaine qu’elle est restée près de vous.» Brigitte Bardot est effondrée: «Ma chère Tomi, tout l’amour que j’ai dans le cœur va vers toi.»
Samedi dernier, ils sont une vingtaine à être venus saluer la mémoire de la championne des matous. Pour l’occasion, Tomi a banni le mot «condoléances»: «Cela me fait pleurer à chaque fois.» Alentour, curieux et calmes, les chats apportent la preuve que la vie continue. «Les animaux ont encore besoin de moi», dit Tomi Tomek. Pour eux et pour son amour perdu, elle s’accroche. Avec foi et courage, elle surmonte son chagrin et poursuit le combat.