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«On s’est débarrassé de moi comme d’un objet»

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Darrin Vanselow
Dans la chambre de son home, à Morges. «C’est un bon EMS, mais je n’ai pas choisi d’y finir ma vie.»
Vécu

Placée de force en EMS il y a quatre ans, cette vieille dame distinguée s’est battue comme une lionne pour retrouver sa liberté. Un tribunal lui a donné raison. Mais une fois ses affaires personnelles et son appartement liquidés, Rita Rosenstiel n’a eu d’autre choix que de se résigner à son sort. Malgré ses 93 ans, la révolte gronde toujours.

La révolte n’a pas d’âge. C’est ce qu’on se dit en rencontrant cette élégante vieille dame qui a fêté ses 93 ans en février. Elle ouvre la porte de son home sweet home de 16 m2 et tout de suite, ce qui attire notre regard, c’est le titre de l’article au mur de sa chambre. «Je préfère me pendre plutôt que vivre ici contre mon gré.» C’était il y a quatre ans. L’ancienne conservatrice du Musée Paderewski criait sa révolte d’avoir été placée contre sa volonté dans cet EMS morgien. Son désespoir devant le fait que son curateur de l’époque, démis depuis de ses fonctions, avait liquidé son appartement à la vitesse grand V et brûlé une bonne partie de ses effets personnels: des meubles, une bibliothèque avec les nombreux livres qui avaient nourri son éclectisme, ses albums photos, sa correspondance avec des artistes du monde entier, dont le célèbre Menuhin. Une vie entière, palpitante, celle d’une femme libre dans sa tête, bien avant le droit de vote féminin, une vie partie en fumée dans les 1600 kilos d’objets personnels que le curateur a fait incinérer aux frais de la vieille dame.

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Les exemplaires de sa biographie attendent d’être envoyés à tous ceux qui lui ont manifesté leur soutien. Le cas Rosenstiel a fait jurisprudence. Photo: Darrin Vanselow

Quatre ans après, Rita Rosenstiel ne s’est pas pendue aux rideaux mais il n’y a évidemment rien de sweet à l’entendre dans ce home où elle n’a pas choisi de finir sa vie. Mais cela, dit-elle, n’a rien à voir avec la qualité des soins et la gentillesse du personnel. La révolte gronde toujours derrière le sourire de femme du monde, même si elle a gagné son combat sur le plan juridique; la décision de placement à des fins d’assistance (Plafa) la concernant a été annulée par la justice et sa plainte lui a valu de recevoir une somme de 20 000 francs. A titre de dédommagement. «J’ai gagné, mais cela me sert à quoi? Mes souvenirs ont disparu. Je suis toujours ici et ce n’est pas à 93 ans qu’on va me trouver le studio protégé que je souhaitais. Je n’ai en tout cas pas envie d’atteindre 100 ans, croyez-moi. Il ne me reste plus qu’à attendre et souhaiter la fin d’une vie devenue difficile et humiliante.»

L’amertume est là malgré cette petite touche primesautière, reflet de sa jeunesse. Rita Rosenstiel ne participe guère aux activités proposées par l’établissement et ne se trouve pas beaucoup d’affinités avec ses contemporains. La nonagénaire est restée une personne fougueuse malgré les petites éclipses de mémoire liées à l’âge et l’emploi d’un déambulateur. «Ma vie fut passionnante», proclame-t-elle. En témoignent les exemplaires de sa biographie au titre explicite, Pourquoi?, alignés dans des cartons au pied du mur. Elle les envoie ces jours-ci à tous ses amis de par le monde et à ceux qui ont soutenu son combat. «Je l’ai rédigée sur mon Mac toute seule!» se félicite-t-elle, ajoutant fièrement qu’elle sait utiliser le logiciel FileMaker.

Cette fille d’industriel zurichois a repris par le passé avec son frère la direction de l’usine de papier paternel fournissant notamment les emballages Ricola ou Sugus. A 50 ans, lasse d’être une femme d’affaires – «surtout que je n’ai jamais su calculer» –, elle vend ses actions et vient s’installer à Lutry, où elle achète une belle villa au bord du lac. «J’avais décidé de faire enfin quelque chose qui me faisait plaisir.» Ce sera le mécénat d’artistes. Peintres ou musiciens. On se presse à sa porte, la dame organise des master class en tout genre et distribue sans compter son soutien financier. Pendant vingt ans, elle sera également la conservatrice bénévole du Musée Paderewski à Morges, ce qui lui vaudra de recevoir la médaille d’or du Mérite polonais. A la fin de sa vie pourtant, Rita n’a plus de fortune personnelle et habite un appartement au centre de cette petite ville. «Je ne pensais pas devenir si vieille», plaide-t-elle pour expliquer sa (peut-être trop) grande prodigalité. Ses souvenirs tiennent lieu de famille à celle qui n’a jamais voulu se marier. «J’étais souvent amoureuse mais j’avais peur qu’après le mariage il ne s’intéresse plus à moi. Le seul que j’aurais pu épouser était un pianiste anglais, malheureusement homosexuel.» Rita sourit malicieusement en désignant la photo de l’élu de son cœur, qui garde pour l’éternité sa gueule d’ange au-dessus de son lit.

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En 2002, elle reçoit la médaille d’or du Mérite des mains de l’ambassadeur polonais à Berne. À droite, John Taylor, le pianiste anglais qui fut l’amour de sa vie. Photos: DR

«Je n’étais pas gaga»
En janvier 2014, son curateur débarque à l’improviste chez elle. «J’ai eu deux heures pour rassembler mes affaires et rejoindre l’EMS.» Un curateur imposé dont elle ne voulait pas. «J’avais toute ma tête, je n’étais pas gaga, mais un jour j’ai trébuché devant l’assistante sociale… Tout à coup on a estimé que je n’étais plus apte à rester chez moi.» Quand Rita retournera à son appartement quelques jours après son exil forcé, il est vide. «J’ai eu un choc effroyable.» Un choc dont elle ne s’est manifestement toujours pas remise. Son histoire va émouvoir au-delà des frontières du canton. Celle qu’on a surnommée «l’icône du troisième âge qui se révolte» passe même dans l’émission Temps présent. «Ce qui est arrivé à Mme Rosenstiel est un véritable scandale et a ému le monde politique et judiciaire. On n’a pas le droit de traiter ainsi nos aînés», affirme aujourd’hui Christiane Jaquet-Berger, présidente de l’Avivo suisse et ancienne conseillère nationale popiste. A la suite de «l’affaire Rosenstiel», l’association a d’ailleurs organisé une journée d’information extraordinaire à l’intention des personnes âgées anxieuses de vivre un tel cauchemar et, en 2015, des assises cantonales Plafa ont réuni tous les acteurs concernés. Rita Rosenstiel est heureuse, bien sûr, que son placement fasse figure d’exemple à ne pas suivre et puisse prévenir d’autres injustices. Mais la vieille dame n’en démord pas: jusqu’à sa mort, elle ne cessera de répéter qu’elle a été placée en EMS «comme on se débarrasse d’un objet»!

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